Les oubliés du printemps

Bloc-notes du 4 avril 2011 de Jean Claude Petit Président du réseau Chrériens de la Méditerranée.

 

Bien sûr, les choses ne seront plus jamais comme avant. La secousse tellurique qui secoue le monde arabe du Maroc à Bahreïn en passant par la Tunisie, l’Egypte, la Libye, ne bouleversera pas seulement, à terme, les sociétés des pays concernés. A l’évidence, elle modifiera profondément les politiques régionales, au Maghreb et au Machrek. Mais on peut espérer aussi que les aspirations des peuples à être maîtres de leurs destins obligeront, sans trop tarder, les grands de ce monde à procéder à une analyse plus fine – et plus réaliste – de la géopolitique de l’univers arabo-musulman. Pour autant rien n’est gagné en la matière. Pour plusieurs raisons qui sautent aux yeux.

 

Tandis que nous nous gargarisons journellement, nous autres Européens, des références aux droits de l’homme, à la justice internationale, à la sauvegarde de la planète et que sais-je encore, nous avons vu, dans un premier temps, combien nos élites et une partie de nos médias ont eu peine à se réjouir. Le réveil arabe n’était-il pas un coup des islamistes ? Ne sentait-il pas le mouvement antioccidental ? N’allions-nous pas vers une nouvelle invasion des barbares ? La surprise ne pouvait être que totale tant « il était devenu banal, dans les couloirs de l’Elysée comme dans ceux des chancelleries occidentales, de ricaner de la rue arabe. » (1) De la rue arabe, en effet, comment entendre le moindre murmure quand, responsable politique ou économique, homme de culture ou intellectuel, on fréquente depuis des années, à leur invitation, les palais des monarques, voire des dictateurs orientaux. Entre 1995 et 2001, le Maroc n’a-t-il pas enregistré quatre cents séjours privés de ministres français ? (2) Rien de surprenant dès lors qu’une telle surdité engendre des réflexes de peur et de défense préventive.

 

Quand enfin peu à peu les oreilles de nos élites se sont décrassées et que les images du printemps arabe ont été accompagnées de commentaires moins restrictifs, la France et la Grande Bretagne, non sans peine mais avec ténacité, ont réussi à obtenir des Nations Unies une réelle avancée. On protègerait du massacre les Libyens tentant de sortir du cauchemar de quarante ans imposé par un dictateur fou supposé nous garder, nous Européens, de l’hydre islamiste. Mais à peine la résolution votée à l’ONU, voici qu’à la surdité occidentale succédait la bourde politique européenne dûe à l’addition de l’ignorance et du mépris. Malgré l’opposition des Français, une bonne partie des Européens n’avait de cesse de confier à ‘OTAN le soin de frapper les troupes de Kadhafi. L’OTAN, synonyme pour les peuples arabes, de la défense armée de l’Occident. Il n’en fallait pas plus pour que la protection des Libyens apparaisse à leurs yeux comme une « croisade ». C’était bien cela, « une croisade », confirmait quelques jours après le début des frappes aériennes non pas Marine Le Pen mais Claude Guéant, notre ministre de l’Intérieur. Une « croisade ». Le mot à proscrire en la circonstance. Le mot révélateur, hélas, d’un Occident dominateur qui s’obstine à ne rien vouloir entendre. Ou qui, entendant, croit encore se protéger de la plus mauvaise des manières.

 

Car si le printemps arabe est prometteur et qu’en Tunisie et en Egypte ses premières fleurs sont en train d’éclore, il a aussi ses oubliés. Des oubliés, pour la plupart, d’un type très particulier. Je veux parler d’abord de ces peuples qui voudraient bien sortir de l’hiver mais qu’on maintient au froid glacial de la géopolitique occidentale et de ses intérêts. Il y a d’abord, en Syrie et à Bahreïn, ceux qui ont entrepris, eux aussi, de conquérir leur liberté et de faire reconnaître leur dignité au péril de leur vie. Ils se heurtent, les uns et les autres, on le sait, à des répressions féroces mais là-bas il ne saurait être question, pour les Nations Unies, d’aller protéger des populations massacrées. Toucher à la Syrie ce serait provoquer l’Iran et risquer de déstabiliser la région tout entière, y compris Israël, le protégé permanent de l’Occident qui s’accommode mieux des dictateurs que de ces trublions de la liberté. Toucher à Bahreïn, ce serait s’en prendre à l’Arabie Saoudite qui lui apporte une aide militaire importante, mettre le feu à nos approvisionnements pétroliers et nous priver d’un allié de poids. Mais qui dit que ces oubliés ne finiront pas par se faire entendre ? Et que le vent de l’Histoire ne soufflera pas plus vite et plus fort que prévu à nos oreilles ?

 

A côté d’eux, il y a aussi les oubliés habituels de l’Histoire, ceux dont le destin est tricoté par d’autres depuis des décennies et qui sont balancés au gré des intérêts ou des indifférences – c’est selon – de l’Amérique et de l’Europe. Je veux parler ici des peuples du Liban et de la Palestine. Les premiers tantôt espèrent que la disparition souhaitée du dictateur syrien brise sa main mise sur leur pays, tantôt craignent, au contraire, que ses capacités à rebondir les entraînent dans une nouvelle guerre. Les seconds, réduits à tous les silences, divisés à dessein, vivotant pour un million et demi d’entre eux dans le ghetto de Gaza, n’ont que leurs yeux pour pleurer dans l’indifférence du monde entier. Sauf que leur jeunesse, elle aussi, commence à puiser au fond d’elle-même le courage de crier, comme en témoignent ces quelques lignes extraites d’un message relayé récemment sur Internet. (3) « Nous, les jeunes de Gaza, nous voulons crier, percer le mur du silence, de l’injustice et de l’apathie, hurler de toute la force de nos âmes pour exprimer toute la rage que notre situation nous inspire (…). On en a marre d’être présentés come des terroristes en puissance, des fanatiques aux poches bourrées d’explosifs et aux yeux chargés de haine ; mare de l’indifférence du reste du monde, des soi-disant experts qui sont toujours là pour faire des déclarations et pondre des projets de résolution mais se débinent dès qu’il s’agit d’appliquer ce qu’ils ont décidé ; marre de cette vie de merde où nous sommes emprisonnés par Israël, brutalisés par le Hamas et complètement ignorés par la communauté internationale. » Pour eux non plus, lors de l’hiver 2009-2010, ni les Nations Unies, ni l’Amérique, ni l’Europe ne sortirent de leur silence outragé pour venir au secours des victimes civiles lors de l’opération « Plomb durci » de l’armée israélienne, qui conduisit à la mort plus de mille trois cents Gazaouis. Mais qui dit que la révolte arabe ne porte pas, dans le secret de sa mémoire collective, une part non négligeable de solidarité avec la Palestine ? Le dernier mot n’est peut-être pas dit.

 

Nous qui vivons sur des terres tempérées soumises à des climats variés, nous savons d’expérience que les printemps connaissent souvent des soubresauts inattendus avant qu’enfin l’été et le soleil arrivent. Ces soubresauts n’empêchent jamais les jardiniers de semer ni les plantes et les fleurs de croître. Ainsi en ira-t-il du printemps arabe si avec les peuples amis qui entourent la Méditerranée, ensemble, nous avons, pour faire fleurir la démocratie, la patience, la ténacité des jardiniers et l’attention passionnée qu’ils portent aux germinations.

(1) : Alain Gresh, Le Monde Diplomatique, mars 2011 (2) : Idem (3) : mailto : freegazayouth@hotmail.com