Comment les Français voient-ils les révolutions arabes ?
Article paru dans l’e Monde du 08 avril 2011
Edouard Lecerf, directeur général de TNS-Sofres : Le premier élément de réponse, c’est de voir que cette opinion est très volatile. Avant que la France ne décide de participer à l’intervention en Libye, les Français étaient majoritairement contre. Quelques semaines plus tard, la France intervient, et les Français se rangent derrière ce choix. Cette oscillation, on la retrouve par ailleurs dans d’autres éléments : la crainte et l’espoir. Oui, les Français, lorsqu’ils sont interrogés, se disent enthousiastes sur ce qui se passe actuellement. Et pour autant, lorsqu’on introduit l’idée d’écho qu’il pourrait y avoir au niveau français, que ce soit d’un point de vue économique avec les craintes liées au pétrole, ou d’un problème migratoire, aussitôt, il y a une rétractation.
Quels sont les scénarios les plus probables pour la Libye ?
Elyès Jouini : L’intervention européenne et américaine avec des forces arabes en Libye a permis d’équilibrer, en tout cas pour l’instant, les forces. C’est vrai qu’on ne sait pas trop ce qui se passe en Libye, on voit des coups d’accordéon avec des opposants qui gagnent du terrain, qui en perdent. On a une armée structurée qui continue à avoir des forces importantes, des révolutionnaires en face qui ont tout le feu et l’énergie des révolutionnaires. La situation est inquiétante parce qu’il ne faudrait pas qu’elle s’enlise. On soutient les révolutionnaires libyens parce qu’ils sont porteurs d’un discours de démocratie, de renouveau, mais en même temps on ne les connaît pas !
Pensez-vous que l’opinion arabe puisse se retourner contre les Européens ou les Américains ?
Fatiha Héni-Dazi : C’est un risque. C’est vrai que l’habillage arabe de cette intervention est très réduit. On a le Qatar et les Emirats arabes. Ces deux pays arabes sont-ils les plus représentatifs de la Ligue arabe et de l’opinion arabe ? C’est très loin d’être le cas. La France a beaucoup insisté pour que les pays arabes soutiennent cette intervention. Cette dernière risque d’avoir des conséquences hors de Libye.
Les régimes autoritaires arabes ont été plus décomplexés après cette intervention. Au Yémen, par exemple, du jour au lendemain, on est passé de 3 ou 4 morts par jour à 55 morts. L’intervention du Conseil de coopération du Golfe (CCG) dominée par l’Arabie saoudite à Bahreïn est intervenue à peu près au même moment. En même temps, cette intervention a pu permettre aux manifestants et aux contestataires syriens de dépasser leur peur.
Si l’on n’avait rien fait, c’était aussi la porte ouverte à une répression impitoyable.
Ghassan Salamé : Nous sommes dans une situation dramatique pour un mouvement populaire au moins partiellement démocratique qui traverse la région et qui risque d’être freiné, ensanglanté, par les affaires libyennes. Quels sont les scénarios aujourd’hui ? Le scénario ivoirien : vous avez d’un côté Benghazi, un gouvernement qui est de plus en plus reconnu par la communauté internationale, jugé légitime pour de bonnes et de mauvaises raisons, et vous avez de l’autre côté quelqu’un qui s’accroche au pouvoir, qui n’est plus reconnu mais qui a les moyens de tenir.
Ce scénario est ultra-dangereux, parce que si cette situation s’installe, les extrémistes vont avoir le dessus dans les deux camps : à Tripoli et à Benghazi. Le deuxième scénario, c’est une interprétation large, peut-être contestable, de la résolution 1973 des Nations unies qui fait qu’on ne protège pas uniquement les civils mais que l’on va un peu plus loin, et qu’on se dit que la meilleure protection des civils c’est de virer le monsieur qui donne l’ordre de les attaquer. On va là dans une logique de changement de régime, honteuse, hypocrite, sans le dire vraiment. C’est plutôt un scénario irakien.
Et il y a le troisième, qui se dessine depuis quelques jours et est un scénario à la kényane : celui d’une médiation. On se dit qu’après tout, Kadhafi n’est pas “bien”, mais que ceux de Benghazi, on ne les connaît pas bien non plus.
Avez-vous un regard pessimiste sur la situation actuelle en Libye ?
Yves Aubin de La Messuzière : Oui, dans la mesure où l’on a sous-estimé les appuis dont pouvait disposer Kadhafi en dehors donc de ces solidarités tribales qui sont assez fortes. La Libye est un pays assez urbanisé mais il y a les solidarités, les allégeances tribales. Il y a aussi les classes moyennes de Tripoli qui ont plus profité que de l’autre côté de la Cyrénaïque des prébendes et aussi de la manne pétrolière. Je crains le scénario de l’enlisement de la coalition internationale. Mais il y en a un autre qu’on pourrait peut-être affiner : à l’intérieur même du clan familial de Kadhafi, des fils, Saïf Al-Islam et Saadi, seraient prêts à une négociation et à une discussion.
Vous étiez partisan d’une intervention pour protéger les populations civiles. Restez-vous sur cette position ?
Hubert Védrine : A partir de cet immense mouvement qui a démarré en Tunisie, nous sommes entrés dans une période qui va s’étaler sur des années, qui ne va pas concerner que le monde arabe, qui ne va pas concerner que le monde musulman, qui met sur la défensive de nombreux régimes autoritaires partout dans le monde. Cela va passer par des moments encourageants, positifs, et de nombreuses tragédies. C’est inévitable. C’est une remarque qui englobe la tragédie libyenne, il y aura malheureusement d’autres tragédies à d’autres moments. Deuxièmement, on n’a pas tellement d’influence. C’est un peu vexant à dire, mais en même temps c’est un hommage que je rends aux Arabes qui, les uns après les autres, sont en train de redevenir les acteurs de leur propre histoire.
A présent, je suis étonné qu’on ne mesure pas l’importance dans l’histoire du droit international du vote par le Conseil de sécurité de l’ONU de la résolution 1973. C’est rare qu’il se trouve dans ce Conseil plus de 9 voix – il faut 9 voix pour que ça passe – sans qu’il y ait veto. Je continue à penser que le choix de la non-intervention aurait été insupportable, qu’il aurait eu des conséquences politiques graves. Pour l’avenir de la Libye, je pense que ça va plutôt tourner autour du troisième scénario de Ghassan Salamé. Pas de victoire militaire nette dans un sens ou dans l’autre, puisque le massacre de Benghazi a été évité. Ma conviction est que Kadhafi est cuit de toute façon.
Que doit être la politique de l’Union européenne face à un tel mouvement de révoltes ?
Hubert Védrine : Quand on fait de l’ingénierie de la démocratisation, on s’aperçoit que c’est compliqué. Une des difficultés, c’est que nous n’avons pas de spécialiste de la démocratisation. Que fait-on concrètement quand on n’est pas encore un pays démocratique pour franchir les étapes ? Que met-on dans la Constitution ? Quelles sont les conditions que l’on pose aux partis politiques pour qu’ils puissent concourir ? Que fait-on de la référence à l’islam ? On n’a pas d’expérience là-dessus.
Deuxièmement, il y a un risque paternaliste évident pour l’Europe puisqu’elle passe son temps, comme ce n’est pas une puissance qui se pense comme une entité politique ou stratégique, à tout ramener à des questions d’aides. On n’échappera pas à une sorte de cogestion, les Européens, les Maghrébins, les Africains, de la question du mouvement migratoire, qui est un vrai sujet sérieux que l’on doit gérer.
Il faut être positif parce que des peuples se révoltent, ils sont courageux, ils veulent se démocratiser, c’est formidable !
Tout est parti de la Tunisie, quasiment une révolte modèle.
Elyès Jouini : En Tunisie, on l’a appelée la “révolution de la dignité”. Ce que le peuple tunisien a souhaité dire, c’est qu’il y avait un ras-le-bol et qu’il était capable de prendre son destin en main. Cela a servi d’exemple à l’Egypte, à d’autres pays, et puis le contre-exemple est arrivé quelques semaines après, quand Kadhafi montre que l’on peut réprimer, bombarder les insurgés, rétablir l’ordre de cette manière pour garder son siège. C’est pour cette raison que l’intervention occidentale était importante. Elle permettait de neutraliser ce contre-exemple. De montrer qu’il ne suffit pas de réprimer pour repartir sur vingt ans ou quarante ans de pouvoir sans partage.
Le Golfe est relativement épargné par le mouvement de la rébellion, mais que se passe-t-il à Bahreïn ?
Fatiha Héni-Dazi : L’Arabie saoudite, en tête, est intervenue au nom du Conseil de coopération du Golfe, avec un millier de soldats de la Garde nationale pour dire stop à un processus démocratique qui aurait pu aboutir à une monarchie constitutionnelle parlementaire, laquelle aurait été dominée par cette communauté qui est majoritaire. Le fait, pour l’Arabie saoudite, de dire “c’est notre ligne rouge, on n’a pas à demander leur avis aux Américains”, a été, pour moi, un tournant. A Bahreïn, les choses sont très dures. Il est très difficile de trouver une issue négociée, pacifique. Nous avons un prince héritier qui négociait avec l’opposition chiite et on y a mis un terme avec cette intervention.
Le mouvement paraît irrépressible et semble s’inscrire dans une longue durée. Comment le voyez-vous évoluer ?
Ghassan Salamé : Tous les dirigeants arabes, sans exception, se sont dit après Moubarak “Est-ce que je vais être le troisième ?” Il y a eu ce que j’appelle des concessions préventives. Faisons quelque chose pour ne pas tomber. Mais il y aura un troisième, un quatrième, même un cinquième, parce que le mouvement traverse l’ensemble de la région. Il y a eu Ben Ali en janvier, Moubarak en février, le Libyen en mars… En avril, il va y en avoir au moins un, je vous le garantis. Et je suis heureux, cela fait vingt ans qu’on attend ça !
Yves Aubin de La Messuzière : Le mot-clé, c’est la dignité, “karama”. Partout, c’est le slogan dominant. C’est-à-dire le souci de passer de sujet à citoyen. Disons aussi que la laïcité, même si elle n’est pas exprimée explicitement, est aussi présente et au coeur du débat. Et c’est très important. La crainte, c’est de voir une mouvance islamiste forte face à ce qui ressemblera à une nouvelle formation incarnant l’ordre. Il y a balancement entre la rupture et la continuité. En Tunisie, on est davantage dans un processus de rupture par rapport au passé. En Egypte, on est beaucoup plus dans la continuité. On ne peut pas dire que le système a changé puisque l’armée est là.
L’Europe va être la voisine d’un monde arabe nouveau. Quelle doit être l’attitude de ce grand voisin qu’est l’Europe ?
Fatiha Héni-Dazi : L’Europe politique n’existe pas. Elle a volé en éclats lors du vote de cette résolution. L’Allemagne n’a pas suivi. C’est quand même le couple franco-britannique qui a mené la danse.
Elyès Jouini : Il faut un plan Marshall, un investissement massif de la part de l’Europe, des Etats-Unis, de l’ensemble des pays qui veulent soutenir la démocratie. Tant que l’on sera sur des réponses au cas par cas, finalement, cet énorme élan démocratique risque de s’enliser, voire de sombrer dans les difficultés inhérentes à toute transition démocratique, liées au fait que si l’amélioration de la situation économique n’accompagne pas la démarche démocratique, on risque de revenir en arrière.
Yves Aubin de La Messuzière : En Europe, il a manqué un discours d’appui à la transition. Malheureusement, du côté français, on s’est contenté de prendre acte de la transition démocratique en Tunisie – c’est ce qui reste dans la conscience des Tunisiens et ailleurs. Prendre acte veut dire qu’on aurait peut-être espéré autre chose. Dans un premier temps, on avait l’impression que l’Europe se satisfaisait de ces régimes parce qu’ils pouvaient assurer à la fois la stabilité et la sécurité. Les aides économique et financière à travers les différents instruments européens doivent bien entendu jouer.
Ghassan Salamé : Il ne faut pas donner l’impression à la jeunesse arabe qu’on pleure le départ de Ben Ali ou qu’on a peur que Kadhafi se retrouve en Ouganda. Je dois dire que l’Europe a été frileuse. L’Europe n’a pas perçu l’ampleur du mouvement, son efficacité et cette extraordinaire irruption d’un troisième acteur que les experts patentés ne voulaient pas voir. Cet acteur est là devant vous, il est comme vous, il a les mêmes soucis. Et c’est avec lui que vous avez intérêt, Européens, à travailler à l’avenir. Il faut sentir ses espoirs et il faut l’encourager.
Ensuite, il y a la lucidité. Il ne faut pas que l’arbre libyen cache ce mouvement qui va durer des années. Et il ne faut pas non plus réduire cette affaire à la formule : “Il faut que le pétrole passe la Méditerranée et que les émigrés ne passent pas.” Si vous réduisez la relation entre l’Europe et sa rive sud à cela, vous allez avoir les émigrés, vous risquez de ne pas avoir le pétrole.
Gilles Paris (Les grands débats du “Monde”)