Voix palestiniennes : Munther Isaac.

Au moment où la crise de Gaza atteint un paroxysme d’horreur, malgré les mouvements diplomatiques et les résolutions du Conseil de Sécurité de l’ONU, la perspective d’une trêve à Gaza reste floue. Nous attirons l’attention sur des voix palestiniennes, qui ont peu de chances d’être entendues dans le tumulte médiatique. Voici celle de Munther Isaac, pasteur de l’Eglise évangélique luthérienne à Bethléem, en Cisjordanie occupée.

  • Son ouvrage, “L’autre côté du mur“, a été présenté à Paris le vendredi 22 mars 2024 au Forum 104, en présence d’une quarantaine de personnes.

La soirée était animée par Laurent Baudoin, principal traducteur de l’ouvrage, membre de l’association des Amis de Sabeel France, co-éditeur du livre avec Golias. Christiane Gillmann était présente en tant que Vice-Présidente de l’association. Les interventions claires, vivantes et bien coordonnées de Nicolas Guérin, prêtre catholique, et Patrice Rolin, pasteur protestant, ont été très appréciées.

  • Ernest Reichert, Président des Amis de Sabeel France, a pu poser par écrit quelques questions à Munther Isaac.
Dans cet entretien, il exhorte les chrétiens d’Occident à donner de la voix et à agir concrètement contre le génocide en cours à Gaza et la stratégie de la famine mise en place par Israël.

INTERVIEW ECRITE DE MUNTHER ISAAC, PASTEUR DE L’EGLISE EVANGELIQUE LUTHERIENNE DE NOËL, BETHLEEM, PALESTINE

(20 mars 2024)

Questions d’Ernest Reichert, président des Amis de Sabeel France

 Actuellement, comment vit-on au quotidien à Bethléem ?

Bethléem est assiégée et notre accès à Jérusalem a été coupé. Nous hésitons à quitter la ville par peur de la violence des colons, aggravée par les restrictions renforcées aux points de contrôle. Le déclin du tourisme a entraîné une perte de revenus pour de nombreuses familles. Même si ces défis sont importants, il est crucial de maintenir notre regard sur Gaza, où se déroule une crise humanitaire. La situation là-bas exige toute notre attention, car elle représente une crise plus grave, soulignant la nécessité d’efforts concertés pour résoudre les difficultés persistantes à Bethléem et à Gaza.

 Comment les gens se sentent-ils et comment réagissent-ils face à ce qui se passe à Gaza et en Cisjordanie ?

Nous sommes remplis de frustration et de colère face à la durée prolongée de cette guerre. Il existe une crainte omniprésente que le même sort puisse arriver à Bethléem. Un sentiment de désespoir persiste parmi ceux qui ont choisi de partir, mais un puissant esprit de résilience prévaut chez ceux qui reconnaissent que la défaite n’est pas une option. Malgré les défis, un effort collectif est en cours pour se rassembler et se soutenir mutuellement, notamment sur le plan économique, en particulier en Cisjordanie.

Quelle est la situation dans les camps de réfugiés à Bethléem et aux alentours ?

L’armée fait des incursions presque quotidiennes dans les camps de réfugiés. De nombreux jeunes hommes et femmes y ont été tués. Plus l’espoir d’une solution pacifique diminue, plus les hommes jeunes optent pour la résistance armée. Les camps de réfugiés ne sont plus sûrs.

Quelles sont les relations entre les citoyens originaires de Bethléem et ceux qui vivent dans des camps de réfugiés ?

Il est maintenant impossible de séparer les deux entités, car elles font désormais partie intégrante de la municipalité de Bethléem. Dans les écoles luthériennes, de nombreux étudiants sont des réfugiés des camps et ils sont traités avec le même respect et la même égalité que tous les autres étudiants. La principale distinction entre les résidents de Bethléem et les réfugiés est l’engagement inébranlable de ces derniers en faveur du droit au retour.

La population de Bethléem peut-elle encore se déplacer à l’intérieur de la ville et aux alentours ?

Actuellement, franchir les checkpoints est devenu de plus en plus difficile en raison des restrictions renforcées, des retards fréquents et des fermetures inopinées. Pour ajouter aux difficultés, du 7 octobre jusqu’à la mi-février, la principale route reliant Bethléem à Jérusalem et Hébron a été totalement inaccessible aux voitures. Même si le passage est théoriquement possible, il est loin d’être garanti. Malheureusement, pendant cette période, la majorité des Palestiniens, moi y compris, se sont vu refuser l’autorisation de se rendre à Jérusalem pour travailler ou prier.

Comment les membres de votre paroisse réagissent-ils lorsqu’ils apprennent ce qui se passe à Gaza ?

Nous sommes profondément troublés, attristés, en colère et affligés. Plusieurs membres de notre paroisse de Beit Sahour ont des liens familiaux étroits avec la population de Gaza, ce qui renforce leurs inquiétudes. Ils vivent dans une peur constante depuis cinq mois, s’inquiétant du bien-être de leurs proches à Gaza. Une famille a perdu tragiquement trois de ses membres, dont un a succombé par manque de médicaments d’habitude disponibles à Gaza.

Quels sont les effets de ces événements sur la vie de votre paroisse ?

L’impact n’est pas seulement physique, il est aussi spirituel et psychologique, aggravé par les pertes d’emplois dues au déclin du tourisme. Beaucoup de gens se sentent abandonnés et la nature prolongée du génocide en cours intensifie la baisse de leur moral. Cela s’ajoute à la détresse que le monde, apparemment indifférent, ne reconnaît pas les Palestiniens comme égaux, perpétuant ainsi un sentiment d’inégalité et d’injustice.

Comment voyez-vous l’avenir de la population de Gaza ?

À l’heure actuelle, cette question cruciale reste sans réponse. Le principal défi réside dans le déplacement des personnes qui ont perdu leur logement et se retrouvent sans abri. Cela soulève la question cruciale de savoir si le monde fournira des logements temporaires pendant la reconstruction de Gaza. Au sein de la communauté chrétienne, il y a un grand désir de quitter Gaza à cause du traumatisme subi, car beaucoup veulent simplement échapper à ce qui ressemble à un enfer. Cependant, il existe un sentiment de méfiance à l’égard des modalités de logement temporaire, qui souligne la nécessité de mesures immédiates au-delà des solutions temporaires. Il est primordial de permettre aux individus d’accéder rapidement à leurs maisons pour les reconstruire et garantir ainsi leur rétablissement à long terme.

Quels types de relations avez-vous avec les Israéliens ?

Les Israéliens agissent en occupants, et nos relations avec eux se limitent aux rencontres avec des soldats dans des bases militaires et à des affrontements avec des colons violents. L’Etat d’Israël considère les Palestiniens comme une menace géographique et cela fait des années qu’il prend des mesures pour nous déplacer. L’idée est que ce conflit en cours est enraciné dans la peur, et que l’un de ses principaux objectifs est d’intimider les Palestiniens pour qu’ils quittent leurs foyers.

Quelles relations entretenez-vous avec les pays voisins ?

Les relations sont limitées et nous n’avons pas d’accès aux pays limitrophes, à l’exception de la Jordanie qui a des liens avec nous en tant que membre de la même paroisse

Qu’attendez-vous des autres chrétiens du monde entier ?

Nous les exhortons à utiliser leur voix et à soutenir notre confiance en disant la vérité sur la situation, en la qualifiant sans équivoque de génocide. Nous les implorons de plaider en faveur d’un cessez-le-feu immédiat et, surtout, de faire pression pour un accès urgent à l’aide humanitaire et à la nourriture, compte-tenu des besoins aigus et pressants. Il est essentiel que les Églises fassent pression sur les dirigeants politiques pour mettre fin à ce génocideUn examen critique de leurs théologies s’impose également, en s’interrogeant sur les facteurs qui ont conduit ces Églises à garder le silence et à s’abstenir de s’exprimer.

Où en est la coopération entre chrétiens et musulmans en Palestine ?

Nous sommes un peuple uni. La question palestinienne n’est pas uniquement musulmane ou uniquement chrétienne ; c’est une question qui concerne l’ensemble de la population. Nous nous engageons ensemble dans des efforts communs, nous fréquentons les mêmes écoles et nous collaborons comme partenaires commerciaux. Pour provoquer un véritable changement, nous devons reconnaître que celui-ci ne doit pas se cantonner à une affiliation religieuse spécifique mais qu’il doit englober la lutte collective de tous les Palestiniens.

Les chrétiens et les musulmans discutent-ils également de questions théologiques et politiques ?

Plusieurs initiatives interconfessionnelles visent à renforcer notre voix collective, mais, comme je l’ai dit précédemment, cette unité se manifeste naturellement dans nos établissements d’enseignement et nos quartiers communs.

Quel message aimeriez-vous que nous partagions avec vous dans la situation actuelle ?

Nous vous implorons d’élever la voix. Votre plaidoyer est crucial pour mettre fin à ce génocide. Au-delà des expressions de sympathie et des prières pour la paix, nous vous exhortons à passer à l’action et au plaidoyer, à montrer votre engagement en faveur d’une solidarité efficace. Le temps des simples mots est révolu ; le moment est venu de lancer un appel retentissant à l’action, en faveur d’un arrêt immédiat de ce génocide. Nous vous invitons à nous soutenir dans une solidarité engagée et coûteuse. Ensemble, mobilisons-nous pour une paix juste et exigeons que les responsables des crimes de guerre et de la perpétuation de l’occupation rendent des comptes. La véritable paix ne peut être réalisée que si nous nous engageons activement et sincèrement à mettre fin à l’occupation.

Bethléem, le 20 mars 2024

Vidéo d’un sermon de Munther Isaac dans son église de Bethléem.

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