Un discours inspirant du grand écrivain juif américain Jonathan Safran Foer, lors de la remise du Prix Primo Levi 2025.

Ce discours sur la mémoire, la responsabilité et l’indifférence contemporaine est animé d’une compréhension profonde de la conscience juive. Dans une filiation revendiquée avec la pensée de Primo Levi (1), Jonathan Safran Foer y évoque Gaza, appelle à rester moralement éveillé face aux souffrances du monde, à faire du trouble non pas une faiblesse mais une force éthique – et à ne pas se transformer en ombre…

Voici des extraits de ce discours, tel qu’il a été lu et médité dans le cadre d’une communauté ecclésiale de base. Voir le texte complet : 

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Bonsoir

(…) Levi n’écrivait pas pour nous réconforter. Il n’écrivait pas pour nous divertir, ni même pour nous sauver. Il écrivait pour nous déranger.

(…) Une exigence traverse toute l’œuvre de Levi : restez éveillés. Non seulement attentifs à l’histoire, mais vulnérables au présent.

Levi ne cherchait pas à choquer, mais à troubler. Son trouble n’était ni esthétique ni psychologique — il était moral. Il visait à nous maintenir dans une forme d’inconfort suspendu. Il n’était pas seulement un survivant relatant une catastrophe morale, mais un penseur juif, profondément enraciné dans une tradition qui se méfie du confort et regarde l’âme trop tranquille avec suspicion.

Le judaïsme a toujours placé l’inconfort au cœur de l’éveil moral. Abraham, patriarche du monothéisme, reçoit l’ordre de ne pas rester là où il est, mais de “partir” — lech lecha — un double impératif : quitter un lieu physique et se quitter soi-même, quitter le confort, quitter l’inertie. Moïse ne devient pas prophète par son lignage ni par son intelligence, mais parce qu’il s’arrête pour voir une violence infligée à un esclave. Sa grandeur commence par l’attention, par le trouble.

Les prophètes de la Torah sont des figures profondément troublées. Ils traversent leurs villes en hurlant contre l’injustice, leurs paroles comme des sirènes contre la complaisance du confort. Ils n’étaient pas révérés de leur vivant. Ils étaient moqués, exilés, ignorés. Et pourtant, dans la conscience juive, ils sont la conscience du peuple. Ceux qui refusaient que la souffrance devienne normale. Selon les mots du prophète Amos : “Malheur à ceux qui sont à l’aise”. Non pas parce que le confort est en soi mauvais, mais parce qu’il engendre la négligence. Et la négligence est la semence de la cruauté.

Être troublé, dans l’imaginaire moral juif, n’est pas une faiblesse. C’est une force. C’est ce que Dieu loue chez Job — son refus d’accepter en silence une souffrance injuste. Job débat avec Dieu. Abraham débat avec Dieu. Moïse débat avec Dieu. Le trait caractéristique du modèle moral juif, c’est la protestation. Non pas comme simple bruit, mais comme empathie — comme refus d’un monde où le bien-être humain n’est pas défendu coûte que coûte.

En hébreu, le mot pour compassion — rachamim — partage sa racine avec rechem, l’utérus. La compassion dans le judaïsme n’est pas sentimentale. Ce n’est pas de la pitié. Elle est féroce, incarnée, générative. Elle naît en nous comme un travail d’enfantement. Elle est douloureuse. Et elle nous transforme.

(…) Ce soir, je veux donc parler non seulement de Levi, mais de cette tradition plus profonde dans laquelle il s’inscrivait. Une tradition qui affirme : être humain, c’est être troublé.

(…) Il [Le pape François] nous a avertis de ce qu’il appelait ” La mondialisation de
l’indifférence”… L’indifférence mondialisée n’est pas passive. Elle est construite. Elle est intégrée dans nos économies, nos technologies, nos cycles médiatiques. C’est le logiciel qui fonctionne silencieusement en arrière-plan de notre quotidien — projetant des ombres sur ce que nous voyons, ressentons, et sur qui nous considérons comme humain.

Regardons le monde dans lequel nous vivons.

À Gaza, plus de 30 000 civils ont été tués — beaucoup incinérés dans leurs maisons, leurs noms jamais enregistrés, leurs vies à peine pleurées. C’est une reconnaissance, une urgence, qui précède la politique. Les humains ne sont pas des statistiques. Ce sont des enfants cherchant les bras de leur mère, des mères cherchant à protéger leurs enfants…
Un an et demi plus tard, des otages israéliens sont toujours détenus sous terre, leurs noms oubliés des gros titres, leurs sorts absents de nos conversations. Leur captivité reflète notre propre détachement. Chaque jour où ils ne sont pas libérés met à l’épreuve la profondeur de notre empathie.

(…) Au Soudan, près de neuf millions de personnes ont été déplacées… par la guerre, la famine, l’effondrement politique.

(…) En Ukraine, une guerre qui autrefois a bouleversé la conscience occidentale est devenue un simple fond d’écran.

(…) Pendant que nous actualisons discrètement nos fils d’actualité, 45 millions d’enfants de moins de cinq ans souffrent d’émaciation — la forme la plus mortelle de malnutrition.

(…) Près d’un milliard de personnes se couchent chaque soir le ventre vide.

(…) Ce n’est pas seulement une honte, ni une tragédie. C’est un sacrilège — une trahison de l’idée sacrée selon laquelle chaque humain possède une dignité. Primo Levi a compris une chose essentielle : l’atrocité ne commence pas par la brutalité. Elle
commence par le haussement d’épaules.

(…) Il [Levi] ne nous livrait pas des données, mais une texture. Et cette texture — de la faim, de l’humiliation, de la mémoire — nous trouble non seulement par ce qu’elle révèle, mais aussi par son refus d’être résolue. Son témoignage n’est pas un chapitre clos. C’est une plaie ouverte.

(…) Notre plus grand danger aujourd’hui n’est pas une menace extérieure, mais que nous ne soyons plus suffisamment horrifiés.

(…) Être troublé n’est pas désespérer. Être troublé, ce n’est pas être paralysé. C’est être vivant. C’est se soucier — souvent de manière inconfortable, douloureuse. Le trouble est la réponse immunitaire de l’âme.

Dans le Talmud, on enseigne :
“Quiconque peut protester contre les fautes de sa maison et ne le fait pas est tenu responsable des fautes de sa maison.
Quiconque peut protester contre les fautes de sa ville et ne le fait pas est tenu responsable des fautes de sa ville.
Et quiconque peut protester contre les fautes du monde et ne le fait pas est tenu responsable des fautes du monde.”

(…) Le silence, dans cette tradition, est une culpabilité.
(…) Comme il [le pape François] le disait : “Nous devons ouvrir nos cœurs à ceux que l’on rejette, et les reconnaître non comme des fardeaux, mais comme des miroirs”.
Ce n’est pas de la poésie. C’est une stratégie.
On ne combat pas l’indifférence avec des statistiques. On la combat avec des visages, des noms, des histoires.

(…) Le trouble n’est pas notre état naturel. Il doit être choisi. Nourri. Protégé. Et trop souvent, nous échouons. J’échoue constamment. Je vois des titres d’articles que je ne clique pas, car je ne veux pas savoir. Chaque jour, je passe devant la souffrance avec une cécité apprise. Je
laisse des demandes urgentes, justes, de dons dans ma boîte de réception. Combien de fois ai-je confondu la sympathie avec l’action, la colère avec le courage ?

Il y a un étrange confort dans l’indignation — elle nous donne l’illusion d’être éveillés, justes, actifs. Mais l’indignation sans action, c’est du théâtre. Et j’ai souvent été cet acteur.

(…) Dans les classes à travers la Ligurie, un jeune sur dix ne sait pas lire suffisamment pour comprendre le texte de ce discours… Dans le Talmud, l’enfant illettré n’est pas seulement privé d’éducation — il est sans protection. Car la lecture n’est pas qu’une compétence, c’est
une armure contre l’invisibilité.

(…) Que signifierait regarder vraiment les sans-abris ? Non pas comme des archétypes, mais comme des individus ? Cet homme qui dort près de la gare, enveloppé dans des couvertures récupérées. Cette femme qui murmure pour elle-même près du supermarché, dont le chariot contient les restes d’une vie passée. Nous les voyons. Mais nous ne les voyons pas. Et ce voir sans voir n’est pas neutre — il est corrosif, pour la société et pour nos cœurs.

(…) Ou l’immigré dont les diplômes ne sont jamais reconnus, qui conduit un taxi au lieu de pratiquer la médecine ? Leurs vies ne sont pas des notes de bas de page à nos vies. Ce sont leurs propres textes — des textes sacrés. Et nous les ignorons.

(…) Dans le judaïsme, on approche Dieu par l’action, par le rituel, par la relation. “Nous ferons, puis nous comprendrons” — na’assé v’nishma— est la réponse du peuple au Sinaï. L’éthique précède la théologie.

L’imagination éthique de Levi appartient à cette tradition. Son écriture est une forme de témoignage — non seulement de l’horreur, mais de la structure même de la conscience. En cela, son œuvre résonne avec la philosophie d’Emmanuel Levinas, pour qui le visage de l’autre est le commencement de toute éthique. Le visage humain n’est pas un masque — c’est un appel. Il dit, sans mots : “Tu ne tueras point”. Mais à condition qu’on le regarde.

Martin Buber, autre penseur juif qui hante l’œuvre de Levi, parlait de la relation Je-Tu — cet espace dans lequel un être humain se tourne pleinement vers un autre, non comme un objet, mais comme une présence. L’éthique de Buber ne commence pas par la loi, mais par la
rencontre. Et l’œuvre de Levi est remplie de telles rencontres : le codétenu qu’il ne peut oublier, le garde dont il n’a jamais su le nom, les gestes de bonté inattendue qui ont percé le brouillard de l’atrocité. Ce ne sont pas des moments sentimentaux. Ce sont des événements
éthiques.

(…) Hannah Arendt, elle-même façonnée par les traumatismes du totalitarisme, affirmait que le mal prend souvent la forme de la banalité — non pas des monstres, mais des fonctionnaires. Levi le savait aussi. Il n’écrivait pas seulement sur la cruauté, mais sur l’ordre. Sur les gens qui suivaient les règles. Qui cochaient des cases. Qui ne levaient jamais la voix. Et pourtant, dont le silence a permis le meurtre de masse. C’est cela qu’il voulait dire quand il nous avertissait : “C’est arrivé, donc cela peut arriver encore”.

(…) La tradition juive ne traite pas la mémoire comme un acte passif de rappel, mais comme une forme de résistance. La Torah ordonne, encore et encore : zachor — souviens-toi. Souviens-toi que tu as été esclave en Égypte. Souviens-toi de ce qu’Amalek t’a fait sur le chemin. Souviens-toi du Shabbat. Souviens-toi de l’étranger. Dans le judaïsme, la mémoire n’est pas un entrepôt du passé — c’est un appel à agir dans le présent.

Se souvenir, c’est se lier à une continuité morale. C’est comprendre que nous ne tournons pas la page de l’histoire ; l’histoire passe par nous. Nous ne sommes pas la fin du récit. Nous en sommes le chapitre actuel. Et chaque oubli est une rupture — une incapacité à porter le poids de ce qui a précédé.

(…) Notre tâche n’est pas d’être des héros. C’est de choisir des actes simples d’attention humaine : aimer les personnes âgées même si elles ne sont pas de notre famille ; donner du temps à un enfant qui n’est pas le nôtre ; croiser le regard d’une mère réfugiée à la gare au
lieu de le fuir ; venir à la banque alimentaire — non pas comme sauveurs, mais comme voisins.

(…) Le concept de tikkoun olam, la réparation du monde, est fondamental dans le judaïsme. Il ne signifie pas tout réparer. Il signifie refuser de ne rien réparer. Il signifie comprendre que chaque geste de bonté est un point de suture dans le tissu déchiré de la création. Et qu’aucun geste n’est trop petit pour compter.

(…) Le peuple juif s’est toujours défini par la mémoire et la présence : nous étions esclaves en Égypte, et nous avons marché à Selma. Notre tradition est celle de la disruption, pas du détachement. Et pourtant, aujourd’hui, nous détournons trop souvent le regard.

(…) Nous sommes les héritiers d’Abraham, qui marchanda avec Dieu pour des étrangers ; de Moïse, qui brisa les Tables pour ne pas trahir l’éthique ; d’Esther, qui risqua sa vie pour sauver son peuple. Et de Levi, qui comprit que survivre ne suffit pas — il faut témoigner.

Que penserait Levi d’une communauté qui lève des millions pour des musées mais reste silencieuse alors que ses voisins ont faim ? Qui raconte l’histoire de son asservissement passé sans répondre avec urgence à l’asservissement présent des autres ? Qui a pour maxime : “Celui qui sauve une vie sauve l’humanité entière”, mais accepte en pratique tant de morts ? Ne nous contentons pas de nous souvenir de la souffrance juive, réactivons la responsabilité juive.

(…) La synagogue n’a jamais été conçue comme un abri contre le monde. Elle devait être un moteur de compassion radicale. Un lieu où le monde ne disparaît pas, mais où il devient plus net — où l’injustice n’est pas fuie, mais nommée, étudiée, affrontée. Où nous formulons nos responsabilités.

Que vaut une prière qui ne nous dérange pas, qui ne nous transforme pas ?

Le judaïsme que nous avons trop souvent bâti évite la rue. Il parle doucement autour des tables, pas bruyamment dans les manifestations. Il bénit ses enfants, mais oublie les affamés, les démunis, les opprimés. Il brandit les souffrances de nos ancêtres, tout en fermant les yeux sur les souffrances qui nous entourent — y compris celles que nous contribuons à infliger.

Nous parlons des prophètes, mais nous ne parlons pas comme eux.
Un judaïsme qui ne se consacre pas aux besoins du monde n’est pas un judaïsme.
Le Talmud enseigne : “La Torah n’a pas été donnée dans une ville, mais dans un désert”.
Parce que la Torah doit voyager. Elle doit être portative. Elle doit être emportée dans le chaos.

(…) Les prophètes ne restaient pas dans la synagogue. Jérémie pleurait parmi les ruines. Isaïe tonnait sur la place publique. Amos dénonçait l’hypocrisie des rituels sans justice : “Je hais vos fêtes. Que la justice ruisselle comme les eaux !” Ils savaient, et nous devons nous en souvenir : Dieu ne réside pas seulement dans un texte sous une arche, mais dans les visages du monde.

Alors que signifierait retransformer nos synagogues en moteurs de conscience ?
Que la synagogue devienne une base d’action, et non un musée de mémoire. Que le rabbin soit un agitateur du confort, non son aumônier. Que le livre de prières commence par : Quels enfants ont faim ? Quels foyers ont été perdus ? Quelles voix n’ont pas été entendues cette semaine ? Que la Torah soit lue à côté des avis d’expulsion et des cartes de suppression électorale.

Que la coupe de kiddouch soit levée non seulement pour le vin, mais pour chaque dignité humaine restaurée. Que le shabbat soit un moment non seulement de repos, mais pour nous dédier à nouveau au travail de la compassion.

Et n’accueillons pas seulement l’étranger dans la synagogue — ce n’est que le tout début de notre devoir. Sortons pour le trouver, dans les refuges, les tribunaux, les camps, les salles de classe, les prisons — et apportons notre judaïsme là-bas. Non comme charité, mais comme
alliance.

Le judaïsme doit vivre dans le monde. Car le monde crie, et il ne demande pas si nous avons allumé les bougies vendredi soir. Il demande : Où étiez-vous quand l’enfant avait besoin de protection ? Quand l’humain, tout aussi digne, mourait de faim à quelques pas de votre maison? Quand le vote a été volé? Quand le réfugié a été expulsé? Quand ce père a brandi son bébé mort au-dessus de sa tête?

Et nous devons pouvoir répondre, non avec des théories ou des justifications, mais avec tremblement et vérité : Nous étions là. Notre judaïsme nous y a conduits. Nous n’avons pas besoin d’être des sauveurs. Nous devons être des participants.

(…) Merci.

-o-

Jonathan Safran Foer est un écrivain américain né en 1977. Il s’est fait connaître avec “Tout est illuminé” (2002), roman sur la mémoire et l’identité juive. Il a depuis publié “Extrêmement fort et incroyablement près” (2005), à partir des attentats du 11 septembre 2001. Et plusieurs essais engagés, dont “Faut-il manger les animaux ?”

(1) Primo Levi a donné un récit de sa survie au camp de concentration d’Auschwitz, “S’il est un homme…” Paru en 1947, cet ouvrage a acquis une notoriété mondiale comme l’une des descriptions les plus rigoureuses de la logique déshumanisante du système concentrationnaire nazi. Les compétences d’ingénieur chimiste de son auteur l’ont amené à créer sa propre entreprise. En 1987, il tombe dans la dépression face à la montée de l’ignorance assumée de la volonté exterminatrice du nazisme et il se suicide.

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