“Méditerranée, frontière de paix”. L’intitulé du colloque de Florence des maires et évêques catholiques de 60 villes en février 2022 apparaît de plus en plus comme un défi à mesure que la Méditerranée se révèle le point de convergence de conflits insolubles. Celui qui s’est développé en Ukraine, à bas bruit depuis 2014, prend aujourd’hui l’ampleur tragique que l’on sait. La menace de guerre pèse désormais sur l’Europe, en résonance avec ce que connaissent la Libye, la Syrie et le Yémen, et avec d’autres guerres plus éloignées de la Méditerranée mais qui obéissent aux mêmes intérêts, comme celles qui déchirent l’Ethiopie et l’ensemble soudanais. Le courage de ces acteurs de paix face à la guerre doit être salué, et c’est pour cela que nous rappelons le contenu des travaux qui ont été menés à Florence. Le point de vue de Jean-Paul Vesco, archevêque d’Alger, donné au cours du colloque, prend de la hauteur et voit la Méditerranée comme un centre d’où l’on peut voir tout un ensemble à articuler.
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Le Colloque des maires et des évêques de villes de la Méditerranée
Dans le sillage de la première rencontre méditerranéenne de Bari en février 2020, la cité toscane des Médicis a accueilli une soixantaine d’évêques et de maires d’une vingtaine de pays du pourtour méditerranéen, sous l’égide de la conférence épiscopale italienne. Un article de Delphine Allaire, depuis la Cité du Vatican, sur le site https://www.vaticannews.va/ en a présenté les perspectives. Il s’agissait entre autres de faire mémoire du maire charismatique Giorgio La Pira, héraut d’un “bien commun méditerranéen” à promouvoir, avec la participation à l’inauguration du Président du conseil italien, Mario Draghi, et en clôture du Président de la République italienne, Sergio Mattarella. Le pape François devait être présent le 27 février, dernier jour de la rencontre, et présider la messe de clôture et s’est fait excuser au dernier moment.
Les travaux des maires et des évêques, du 24 au 26 février, avaient pour objet :
- Pour les maires, “la coopération culturelle avec ce projet de créer une Université de la Méditerranée, la sécurité sanitaire et la promotion sociale, l’environnement et les migrations.”
- Pour les évêques, “les droits et devoirs des communautés religieuses dans les villes, avec les problématiques connexes de dialogue interreligieux pour la plupart des cités méditerranéennes concernées”.
Un nouvel article de Delphine Allaire sur Vatican News, reproduit par le blog de Garrigues et sentiers, en rend compte de manière détaillée. Mais l’événement tenu à Florence dès le 24 février a vu son contenu bouleversé par la guerre qui éclatait ce jour-là en Ukraine. Cela, d’autant plus que Florence est jumelée avec Kiev.
En même temps que les participants européens, les maires et évêques des grandes villes du pourtour de la Méditerranée n’ont pas pu ne pas se sentir concernés par des événements qui menacent l’Europe et y étendent des situations de guerre que connaissent bien d’autres pays de la Méditerranée.
Voir l’article de Loup Besmond de Senneville, dans La Croix du 27 février 2022, qui rend compte de la rencontre, citant des déclarations marquantes, comme celles de Jean-Marc Aveline, évêque de Marseille, du cardinal Sako, patriarche de l’Église catholique chaldéenne, de Benjamina Karic, la maire de Sarajevo, de Jean-Paul Vesco, archevêque d’Alger (voir ci-dessous). Il rend compte de l’absence du pape, tardivement annoncée, un problème de santé pouvant avoir été invoqué pour couvrir des raisons plus diplomatiques, la présence à la rencontre de Florence d’un ancien ministre italien qui a négocié le refoulement de migrants avec le chef d’une milice libyenne.
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Pour Mgr Vesco, la Méditerranée n’est pas une frontière mais un centre
Aux côtés des archevêques de Tunis et de Rabat, Mgr Jean-Paul Vesco, récemment installé à l’archevêché d’Alger, représentera l’Église du Maghreb à la rencontre «Méditerranée, frontière de paix 2», dans la capitale toscane, du 23 au 27 février.
Entretien réalisé par Delphine Allaire – Cité du Vatican
Avec une superficie de plus 2 millions de km2, l’Algérie, coincée entre le désert et la mer, est le pays le plus étendu du pourtour méditerranéen. Aujourd’hui majoritairement composée de musulmans, la terre de sainte Monique et de saint Augustin abrite encore une minorité catholique, représentée par des migrants africains, des étudiants et quelques expatriés. Cette expérience de l’extrême minorité donne lieu selon Mgr Vesco à une manière plus forte de vivre l’Évangile. Dans cette Méditerranée «de douceur et de douleur», l’archevêque d’Alger exhorte à la fraternité, qui ne pourra d’après lui se construire qu’avec la conscience d’une appartenance à un univers commun.
Entretien avec Mgr Jean-Paul Vesco, archevêque d’Alger
De par sa composition et son histoire, comment l’Église algérienne peut-elle apporter sa pierre à l’édifice de paix et de fraternité en Méditerranée?
Le bassin méditerranéen représente une partie de l’Église algérienne. Grâce aux fidèles, nous sommes orientés vers l’Afrique subsaharienne: beaucoup sont migrants ou étudiants; la société arabo-musulmane dans laquelle nous évoluons nous tourne, elle, plus vers la Méditerranée.
L’Église du Maghreb est aussi l’une des Églises sources de la foi en Méditerranée. Cette Méditerranée n’est pas une frontière, mais un centre: le centre d’un bassin, d’une culture, de civilisations qui se connaissent et reconnaissent. Autour de cette mer s’épanouit la même végétation, le même climat, la même faune. Dès que l’on s’en éloigne vers le nord ou le sud, le cadre n’est plus même. Je crois aussi que, même si la partition nord-sud sur le plan religieux, l’occident au nord, le monde arabo-musulman au sud, est patente, il y a tout de même une spécificité dans la manière de vivre notre foi, que l’on soit musulman ou chrétien, parce que nous sommes autour de ce bassin.
Une expérience m’a, en ce sens, beaucoup touché, moi qui suis méditerranéen, -de Nice et de Monaco-, par ma mère. À Noël chez mes grands-parents maternels, les treize desserts -amandes, figues, dattes, oranges- étaient incontournables. Et voilà qu’arrivant en Algérie, je retrouve cette tradition provençale au Nouvel an berbère, le Yennayer. Cette tradition, plus forte que les différences religieuses, incarne l’esprit de la Méditerranée. Quand la Méditerranée devient frontière, celle-ci n’est qu’artificielle. Ce n’est pas pour rien qu’elle en est meurtrière, elle n’est pas faite pour cela. La vraie frontière entre le Nord et le Sud n’est pas la Méditerranée, mais le Sahara. Nous voyons bien, entre l’Afrique du Nord et l’Afrique subsaharienne, qu’il s’agit d’autres cultures, d’autres climats.
“La vraie frontière entre le Nord et le Sud n’est pas la Méditerranée, mais le Sahara.”
L’autre point qui me touche beaucoup est la présence des maires à cet événement de Florence. Dans notre Église d’Algérie, nous disons volontiers que nous souhaitons être «une Église citoyenne», une Église engagée dans la société.
Que peut apprendre la petite communauté catholique algérienne de la rive sud aux catholiques des autres rives méditerranéennes?
L’expérience de la minorité, le bonheur d’être chrétiens en étant une extrême minorité. C’est l’expérience de l’Église algérienne depuis soixante ans. Elle qui a connu une influence majoritaire pendant le temps dit de la colonisation, qui ne se posait pas de questions, elle n’a cessé depuis ces décennies de devenir de plus en plus minoritaire. Une expérience que vivent aussi actuellement les pays du nord de la Méditerranée. Des Églises qui pays, après pays, prennent conscience de leur caractère minoritaire.
Nous pouvons leur dire que l’Évangile se vit alors de façon encore plus forte quand nous sommes en minorité. Nous faisons très souvent l’expérience des premiers temps de l’Église. Dès que l’on devient minoritaire, la question qui se pose est celle du «Pourquoi». Alors que dans un pays dit de chrétienté, la question est celle du «Comment». Le «pourquoi» a beaucoup de sens.
Quels pourraient être selon vous, depuis Alger, les difficultés actuelles à surmonter dans cet espace méditerranéen en crise?
Incontestablement, le défi de la fraternité pour lequel se bat sans cesse le Pape François. Ce n’est pas un vain mot. Pour être en fraternité, il faut avoir conscience d’appartenir à un univers commun: la famille, une région, l’espèce humaine. En Méditerranée, nous avons cet univers, façonné par une histoire commune même si elle est chahutée. Et en même temps cet univers est marqué par la fracture des trois monothéismes. L’enjeu est de souhaiter que ce qui peut nous réunir soit plus fort que ce qui nous sépare. La Méditerranée est à la fois un lieu de douceur et de douleur. Nous avons à construire cette fraternité en Méditerranée pour qu’elle rayonne sur le monde entier.
“Ce qui nous réunit doit être plus fort que ce qui nous sépare. La Méditerranée est à la fois un lieu de douceur et de douleur.”
Comment percevez-vous cette démarche du Pape François d’insister sur le rôle prophétique de la Méditerranée et sur la théologie de la Méditerranée?
Ce Pape venu d’Argentine, d’un autre monde, qui n’a pas eu d’imprégnation profonde avec le monde musulman, multiplie les gestes de fraternité islamo-chrétiens. Quelque chose se joue véritablement là. Car la relation entre chrétiens et musulmans est distincte et différente du «choc des civilisations» entre l’Occident et le monde arabo-musulman. Nous pouvons nous reconnaître croyants et faire avancer la fraternité, j’y crois beaucoup car c’est ce que nous vivons à notre échelle, et parfois à contre-courant en Algérie et dans le Maghreb. C’est tout le sens de notre témoignage.
Aux côtés des archevêques de Tunis et de Rabat, Mgr Jean-Paul Vesco, récemment installé à l’archevêché d’Alger, représentera l’Église du Maghreb à la rencontre «Méditerranée, frontière de paix 2», dans la capitale toscane, du 23 au 27 février.
Entretien réalisé par Delphine Allaire – Cité du Vatican
Avec une superficie de plus 2 millions de km2, l’Algérie, coincée entre le désert et la mer, est le pays le plus étendu du pourtour méditerranéen. Aujourd’hui majoritairement composée de musulmans, la terre de sainte Monique et de saint Augustin abrite encore une minorité catholique, représentée par des migrants africains, des étudiants et quelques expatriés. Cette expérience de l’extrême minorité donne lieu selon Mgr Vesco à une manière plus forte de vivre l’Évangile. Dans cette Méditerranée «de douceur et de douleur», l’archevêque d’Alger exhorte à la fraternité, qui ne pourra d’après lui se construire qu’avec la conscience d’une appartenance à un univers commun.
Entretien avec Mgr Jean-Paul Vesco, archevêque d’Alger
-De par sa composition et son histoire, comment l’Église algérienne peut-elle apporter sa pierre à l’édifice de paix et de fraternité en Méditerranée?
Le bassin méditerranéen représente une partie de l’Église algérienne. Grâce aux fidèles, nous sommes orientés vers l’Afrique subsaharienne: beaucoup sont migrants ou étudiants; la société arabo-musulmane dans laquelle nous évoluons nous tourne, elle, plus vers la Méditerranée.
L’Église du Maghreb est aussi l’une des Églises sources de la foi en Méditerranée. Cette Méditerranée n’est pas une frontière, mais un centre: le centre d’un bassin, d’une culture, de civilisations qui se connaissent et reconnaissent. Autour de cette mer s’épanouit la même végétation, le même climat, la même faune. Dès que l’on s’en éloigne vers le nord ou le sud, le cadre n’est plus même. Je crois aussi que, même si la partition nord-sud sur le plan religieux, l’occident au nord, le monde arabo-musulman au sud, est patente, il y a tout de même une spécificité dans la manière de vivre notre foi, que l’on soit musulman ou chrétien, parce que nous sommes autour de ce bassin.
Une expérience m’a, en ce sens, beaucoup touché, moi qui suis méditerranéen, -de Nice et de Monaco-, par ma mère. À Noël chez mes grands-parents maternels, les treize desserts -amandes, figues, dattes, oranges- étaient incontournables. Et voilà qu’arrivant en Algérie, je retrouve cette tradition provençale au Nouvel an berbère, le Yennayer. Cette tradition, plus forte que les différences religieuses, incarne l’esprit de la Méditerranée. Quand la Méditerranée devient frontière, celle-ci n’est qu’artificielle. Ce n’est pas pour rien qu’elle en est meurtrière, elle n’est pas faite pour cela. La vraie frontière entre le Nord et le Sud n’est pas la Méditerranée, mais le Sahara. Nous voyons bien, entre l’Afrique du Nord et l’Afrique subsaharienne, qu’il s’agit d’autres cultures, d’autres climats.
“La vraie frontière entre le Nord et le Sud n’est pas la Méditerranée, mais le Sahara.”
L’autre point qui me touche beaucoup est la présence des maires à cet événement de Florence. Dans notre Église d’Algérie, nous disons volontiers que nous souhaitons être “une Église citoyenne”, une Église engagée dans la société.
-Que peut apprendre la petite communauté catholique algérienne de la rive sud aux catholiques des autres rives méditerranéennes?
L’expérience de la minorité, le bonheur d’être chrétiens en étant une extrême minorité. C’est l’expérience de l’Église algérienne depuis soixante ans. Elle qui a connu une influence majoritaire pendant le temps dit de la colonisation, qui ne se posait pas de questions, elle n’a cessé depuis ces décennies de devenir de plus en plus minoritaire. Une expérience que vivent aussi actuellement les pays du nord de la Méditerranée. Des Églises qui pays, après pays, prennent conscience de leur caractère minoritaire.
Nous pouvons leur dire que l’Évangile se vit alors de façon encore plus forte quand nous sommes en minorité. Nous faisons très souvent l’expérience des premiers temps de l’Église. Dès que l’on devient minoritaire, la question qui se pose est celle du «Pourquoi». Alors que dans un pays dit de chrétienté, la question est celle du «Comment». Le «pourquoi» a beaucoup de sens.
-Quels pourraient être selon vous, depuis Alger, les difficultés actuelles à surmonter dans cet espace méditerranéen en crise?
Incontestablement, le défi de la fraternité pour lequel se bat sans cesse le Pape François. Ce n’est pas un vain mot. Pour être en fraternité, il faut avoir conscience d’appartenir à un univers commun: la famille, une région, l’espèce humaine. En Méditerranée, nous avons cet univers, façonné par une histoire commune même si elle est chahutée. Et en même temps cet univers est marqué par la fracture des trois monothéismes. L’enjeu est de souhaiter que ce qui peut nous réunir soit plus fort que ce qui nous sépare. La Méditerranée est à la fois un lieu de douceur et de douleur. Nous avons à construire cette fraternité en Méditerranée pour qu’elle rayonne sur le monde entier.
“Ce qui nous réunit doit être plus fort que ce qui nous sépare. La Méditerranée est à la fois un lieu de douceur et de douleur.”
-Comment percevez-vous cette démarche du Pape François d’insister sur le rôle prophétique de la Méditerranée et sur la théologie de la Méditerranée?
Ce Pape venu d’Argentine, d’un autre monde, qui n’a pas eu d’imprégnation profonde avec le monde musulman, multiplie les gestes de fraternité islamo-chrétiens. Quelque chose se joue véritablement là. Car la relation entre chrétiens et musulmans est distincte et différente du «choc des civilisations» entre l’Occident et le monde arabo-musulman. Nous pouvons nous reconnaître croyants et faire avancer la fraternité, j’y crois beaucoup car c’est ce que nous vivons à notre échelle, et parfois à contre-courant en Algérie et dans le Maghreb. C’est tout le sens de notre témoignage.
Ecouter l’entretien : https://media.vaticannews.va/media/audio/s1/2022/02/22/18/136442169_F136442169.mp3
Photo Wikimedia Commons