Titre

Le sabre et le turban

Sous titre

Jusqu’où ira la Turquie ?

Auteur

Jean-François Colosimo

Type

livre

Editeur

Paris : Cerf, 03/12/2020

Nombre de pages

210 p.

Prix

15 €

Date de publication

5 avril 2021

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Le sabre et le turban.

L’intérêt et la pertinence d’un ouvrage ne se mesurent pas au nombre de pages. Ce petit livre de Jean-François Colosimo1 en apporte la preuve. On connaît de l’auteur sa grande érudition sur l’histoire et l’évolution du Proche-Orient dont il est un spécialiste attentif, l’acuité de ses analyses géopolitiques et son sens de la formule.

Si l’on en croit le titre, variation orientale d’une partie de notre histoire occidentale, “le sabre et le goupillon”, autrement dit, le pouvoir temporel et politique contre le pouvoir religieux, on détiendrait la clef de compréhension de la Turquie d’aujourd’hui. Apparemment, l’auteur nous oriente vers cette explication par la mise en scène de deux protagonistes omniprésents tout au long du livre : Kemal Atatürk, au pouvoir de 1922 à 1938, et Recip Erdogan, au pouvoir depuis 2002.

C’est l’occasion de revisiter l’histoire de la Turquie moderne depuis un siècle. Atatürk, le militaire laïc, fondateur de la république, s’opposerait comme “sabre” à Erdogan, le militant réactionnaire islamiste dans le rôle du “turban”. La caserne contre la mosquée ! L’application d’Erdogan à démolir l’œuvre d’Atatürk (sur la laïcité, Sainte-Sophie rendue au culte, ou la soumission des femmes…) accrédite cette opposition radicale. Et pourtant, nous dit Jean-François Colissimo : “Le laïc et l’islamiste communient dans la conquête des pleins pouvoirs et engagent moins un duel qu’un duo” (p. 13), même séparés par le temps.

En 26 courts chapitres, l’auteur procède à une critique sévère et non équivoque du bilan d’Atatürk et de son moderne successeur Erdogan. Non sans raisons, il appuie ses convictions sur l’histoire de ce pays, né sur les ruines de l’Empire Ottoman après la Première Guerre Mondiale. Dès 1919, Atatürk s’empare du mythe de l’Empire perdu pour retrouver sa grandeur passée. Aussi, continuera-t-il la lutte armée jusqu’en 1924 pour exiger des frontières à sa mesure, quitte à faire renoncer les Alliés à la création du Kurdistan et à annexer plus tard la province syrienne d’Alexandrette. A l’intérieur, parce que pour lui “la puissance rime avec le progrès” (p. 151), Atatürk va occidentaliser le pays au pas de charge : alphabet latin, calendrier grégorien, interdiction de l’arabe, du voile et du fez. Quant à la laïcité, elle n’est rien d’autre que la nationalisation de l’islam sous surveillance politique. Elle ne concerne pas les minorités subsistantes : dès 1923, les Grecs sont chassés de l’Anatolie et durant les années suivantes, seront mâtés les Kurdes, les Alévis, les Arméniens et les Alaouites. Le pouvoir est monopolisé. Le sabre l’emporte sur le turban.

Après Atatürk (mort en 1938), c’est l’armée qui veillera à préserver l’héritage, non sans se permettre la “reconquête” du nord de Chypre en 1974 et plusieurs coups d’état violents. Celui de 1980 se réclamera encore du kémalisme, mais au nom de l’anticommunisme. Le calcul des généraux est que, sur le plan idéologique, rien ne résiste mieux à la révolution que la religion. L’islam va donc être encouragé, on construit des écoles coraniques et des mosquées. Un parti politique d’inspiration islamiste, l’AKP, portera Recep Erdogan au pouvoir à partir de 2002. D’abord Premier Ministre, puis Président de la république, celui-ci coiffe le “turban” dans un premier temps.

Avec lui, c’est l’islamisation de la nation, autre manière, plus subtile que celle d’Atatürk, de contrôler le pouvoir religieux. Mais le “sabre” n’est pas loin. A l’intérieur, et au nom de l’unité de la nation turque et de son prestigieux passé, Erdogan mène une guerre sans merci à sa minorité kurde, à l’est du pays. Une répression sans précédent suivra le coup d’état raté de juillet 2016. A l’extérieur, toutes les occasions seront bonnes pour assurer la présence turque sur les territoires de l’ancien Empire : “récupération” de provinces sur la Syrie en guerre, soutien aux djihadistes de Daech, interventions en Irak, en Lybie, au Haut-Karabagh contre les Arméniens et en Grèce pour le contrôle des eaux territoriales, conflit avec l’OTAN, chantage à l’Europe pour les réfugiés… “Jusqu’où ira la Turquie ?” interroge le sous-titre…

Pour Jean-François Colosimo, la clef de compréhension de la Turquie d’aujourd’hui est donc à chercher, non dans les pratiques politiques apparemment contradictoires, et pourtant convergentes, de ses dirigeants, mais dans la persistance du mythe de la grandeur passée de l’Empire et de l’esprit de conquête entretenu par un pouvoir fort, soigneusement conservé. Erdogan ne se rêve-t-il pas en nouveau Sultan de l’islam sunnite ?

La force et l’intérêt de l’ouvrage tiennent à cette analyse qui court tout au long des pages. C’est peut-être aussi ce qui en fait la faiblesse. Car l’auteur porte un regard unilatéral, sévère et sans concession sur l’évolution de la Turquie. C’est moins une étude historique qu’un texte à charge, même s’il est souvent pertinent.

On pourra le regretter, mais il faut savoir gré à l’auteur de nous alerter sur la face cachée de cette “démocratie illibérale” aux portes de l’Europe, tant il est vrai que dans le chaos du Proche-Orient, la Turquie joue sa propre partition, de moins en moins facteur d’apaisement, sans doute parce qu’elle n’a pas trouvé sa paix intérieure, tiraillée “entre le sabre politique et le turban religieux, ou les deux”… (p. 11)2

Claude Popin

Notes de la rédaction

1 Historien, essayiste, théologien, éditeur (directeur général des éditions du Cerf, depuis 2013), Jean-François Colosimo a consacré l’ensemble de ses recherches aux métamorphoses contemporaines de Dieu. Il est aussi documentariste et a signé en 2019, sur Arte, le film : Turquie, nation impossible, salué par la critique (durée : 1h30). J.F. Colosimo était l’invité d’Ali Badou dans l’émission Le Grand face à face, France Inter, 19/12/2020 (56.47 mn). Sur RCF, on pourra aussi écouter Pascal Chamassian, coordinateur du collectif Amnésie internationale, invité le 12/01/2021 : Vers l’arrêt du processus d’adhésion de la Turquie à l’Europe ? (durée : 25 mn).

2 Sur la Turquie, voir aussi nos autres recensions :

La nouvelle Turquie d’Erdogan : du rêve démocratique à la dérive autoritaire /Ahmet Insel.- La Découverte, février 2017

Turquie, année zéro / Kadri Gürsel.- Cerf, février 2016.- (Le poing sur la table)

…et deux recensions de Claude Popin sur les Kurdes :

Kurdes, les damnés de la guerre / Olivier Piot ; préface de William Bourdon.- Les Petits matins, 2020.-(Essais ; 64)

Les Kurdes, un peuple sans État / Boris James, Jordi Tejel Gorgas.- Tallandier, 2018.- (En 100 questions)

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