Le grand désarroi

Il est loin le temps où pouvait fleurir l’expression « heureux comme juif en France » ! Les juifs français, premiers émancipés dans toute l’Europe, ne se sentent plus en sécurité dans la République. Ils viennent de vivre une décennie noire. Commencée par le meurtre atroce du jeune Ilan Halimi, torturé en 2006 par le « gang des barbares », elle s’est poursuivie par le massacre en 2012 d’une école juive de Toulouse par Mohammed Merah, par la fusillade en 2014 au Musée juif de Bruxelles par l’islamiste Mehdi Nemmouche, puis par les terribles attentats de janvier et novembre 2015, notamment l’attaque d’Amedy Coulibaly contre l’Hypercasher de la porte de Vincennes.

Après de telles tragédies, en bons journalistes qu’ils sont, Salomon et Victor Malka prennent le pouls de la communauté juive, à Toulouse, Strasbourg,  Bordeaux, Lyon, Marseille ou Nice. Ils mesurent son désarroi et son angoisse, sa tentation de partir après un retour à l’ignominie qu’ils croyaient ne plus devoir connaître. Mais ils rapportent aussi les motifs de la plupart d’entre eux de résister et de rester en France, précisément pour ne pas céder à la barbarie. Et ils ressortent de leurs carnets les entretiens qu’ils ont eus avec les intellectuels, juifs ou non, les responsables associatifs et religieux, chrétiens et musulmans, pour tenter de comprendre les bouleversements intervenus depuis dix ans qui pourraient expliquer cette résurgence d’un antisémitisme odieux.

Salomon et Victor Malka identifient et décrivent, avec clarté et conviction, les trois principales sources de cet antisémitisme, dont la conjonction produit l’explosion d’aujourd’hui : l’antisémitisme de l’extrême-droite traditionnelle, qui a survécu à l’affaire Dreyfus, aux années trente, aux exactions nazies et dont on retrouve la trace nauséabonde dans certains courants lepénistes (version Jean-Marie) ; l’antisémitisme de gauche et d’extrême-gauche lié depuis des décennies à la cause palestinienne et d’autant plus virulent que celle-ci est désespérée ; le salafisme et l’islamisme fanatique enfin pour qui les juifs et Israël sont les responsables de l’humiliation de l’oumma[2] musulmane et désignés comme les ennemis numéro un de l’islam.

Salomon et Victor Malka sont des observateurs scrupuleux de la scène sociétale et politique française. Leur orthodoxie ne leur interdit pas des prises de position qui ne font pas l’unanimité dans la communauté juive. Dans ce livre, ils ne disent rien de la politique de colonisation israélienne dans les territoires occupés qui ne justifie aucun antisémitisme, mais peut expliquer certaines attitudes radicales. De même, ils ne s’attardent pas sur l’argument si contestable (et contesté, y compris au sein du judaïsme en France) selon lequel l’antisionisme est équivalent à l’antisémitisme.

Ils n’en ont que plus de mérite à demander à leurs coreligionnaires, sans nier le devoir de vigilance, de ne pas céder à la peur et aux réflexes communautaristes, à louer les vertus de rabbins et autres responsables incitant les juifs de France à garder confiance dans la République[3] et à rester en France. On rendra hommage enfin à leur objectivité, leur ouverture aux personnalités et milieux musulmans, chrétiens et laïques, les plus disposés au dialogue et à la diversité religieuse et culturelle. Leur livre rend compte d’un désarroi bien réel et justifié, mais n’enferme pas les juifs de France dans un discours isolationniste, revanchard et agressif.

Henri Tincq

[1] Victor Malka est le rédacteur en chef de L’Information juive et a enseigné à l’université Paris X-Nanterre. Il est l’auteur du Journal d’un rabbin raté.- Seuil, 2009 et Mots d’esprit de l’humour juif.-Seuil, 2015.

Journaliste et écrivain, Salomon Malka a longtemps été directeur de la RCJ (Radio Communauté Juive) avant de diriger la revue L’Arche. Il a publié  Jésus rendu aux siens.- Albin Michel, 2012 et Dictionnaire intime de la Bible.- Armand Colin, 2011

[2] Communauté des croyants musulmans

[3] Henri Tincq, dans Le Monde.fr du 25/09/2016 salue dans le grand rabbin de France, Joseph Sitruk (1944-25/09/2016) un homme « attaché aux institutions laïques » et « défenseur fervent de la République laïque »