« Il y a beaucoup de dangers autour de nous. Mais les Libanais ont une opportunité unique de se gérer eux-mêmes » Tracy Chamoun, candidate aux élections législatives au Liban
Mercredi 3 avril, dans un appartement du 15° arrondissement
« Les chrétiens du Liban doivent reprendre un rôle de médiateur, de lien entre les communautés du pays. Un nouveau leadership doit émerger qui les conduise à se recentrer. Par rapport aux coalitions politiques actuelles, il faut privilégier des solutions plus libanaises, moins confessionnelles, plus nationales ».
Tracy Chamoun reçoit dans un appartement vide, mis à sa disposition lors de son passage à Paris à l’occasion de la sortie de son livre, « Le sang de la paix » (JC Lattès, 310 p., 19 €). Il n’y a pas un cadre au mur et sa présence dans le salon dénudé n’est marquée que par une tablette de chocolat suisse, un ordinateur portable et un petit chien très sage.
Petite-fille de Camille Chamoun, une figure de l’indépendance libanaise qui présida le pays de 1952 à 1958, fille de Dany Chamoun, leader politique assassiné en 1990, cette héritière a décidé de reprendre le flambeau, après une très longue période d’exil et la naissance d’un fils aujourd’hui âgé de 17 ans. Elle a ainsi créé une nouvelle formation politique, le parti des libéraux démocrates du Liban, se démarquant de celle créée par son grand-père, le parti national libéral, aujourd’hui présidé par son oncle Dory.
Son entrée en politique survient alors que le Liban est entré dans une nouvelle période d’instabilité, depuis la démission le mois dernier du premier ministre Najib Mikati et alors que se profilent des élections législatives prévues en juin prochain. La loi électorale, qui devait être modifiée, n’a pas été amendée ce qui suscite la colère d’une partie de la classe politique. L’option d’une prolongation du mandat de l’actuel parlement a été évoquée mais elle a été rejetée par le président de la république Michel Sleimane.
« Une période de ma vie qui est celle de l’engagement »
« Un scrutin proportionnel sur une base nationale nous serait plus favorable que le système actuel car le vote Chamoun est réparti sur tout le territoire et dans toutes les communautés « , explique Tracy Chamoun dans un excellent français. « Mais j’irai de toute façon aux élections, même avec la loi actuelle. Je suis à une période de ma vie qui est celle de l’engagement. J’ai été formée à l’école de ma famille, avec un grand sens du dévouement. L’arène où je peux aujourd’hui partager le plus efficacement ce qui m’a été donné, c’est la scène politique libanaise« .
« Au Liban, les politiciens ont l’habitude d’acheter les votes »
« J’essaie de faire de la politique autrement« , explique cette quinquagénaire mariée à un Américain et qui a vécu une grande partie de sa vie dans des pays anglo-saxons. « Au Liban, les gens n’ont pas l’habitude de personnages qui viennent à l’heure, qui répondent aux questions pendant deux heures. J’essaie d’écouter, d’être disponible, de me mettre à leur service, de pratiquer la compassion, d’avoir un esprit de service public. Ce type d’attitude manque au Liban, où les politiciens ont l’habitude d’acheter les votes. Or, quand on achète un vote, on ne doit plus rien à l’électeur. Au contraire, c’est ce dernier qui se met à votre service ».
« Il n’y a pas eu un seul budget voté au parlement depuis 2005″
« La vie politique au Liban est très tactile« , ajoute Tracy Chamoun. « Les relations humaines compten énormément. On va à beaucoup de mariages, beaucoup d’enterrements. Les gens aiment sentir votre présence. Cela les rassure comme au temps où, dans un système féodal, le rôle du chef politique était de protéger ses gens. Or il faut aller plus loin. Il faut un projet politique, il faut débattre de sujets sociaux comme les droits des femmes, il faut proposer des réformes de l’Etat comme la création d’une cour des comptes ou d’un Sénat. Depuis 2005, il n’y a pas eu un seul budget voté au parlement, ce qui fait qu’on ne connait ni les recettes, ni les dépenses de l’Etat. Personne n’a envie de voter un nouveau budget car cela révèlerait des abus, des détournements de fonds, la corruption« .
« Les Libanais ont tellement été victimes des machinations des autres »
« Ces élections sont importantes car le Liban a une opportunité incroyable : tous les pays qui interféraient dans sa vie politique ont leurs propres problèmes intérieurs« , analyse-t-elle. « Certes la situation est très précaire et dangereuse, du fait de ce qui se passe en Syrie. Des forces très puissantes sont en action, déversant leur argent. Qu’est-ce qui peut permettre de les vaincre ? La vérité et l’honnêteté. Les Libanais ont tellement été victimes des machinations des autres, ils devraient en avoir tiré les leçons. Mais la situation économique désastreuse, la pauvreté, rendent facile d’acheter des gens« .
« J’ai écrit mon livre, aussi, pour rappeler l’horreur de la guerre civile »
« Ma génération a la mémoire de la guerre civile« , ajoute Tracy Chamoun, qui était adolescente lorsque le conflit a explosé et qui fut un jour enlevé avec sa mère par une faction chrétienne rivale. « Cette expérience est la seule chose qui nous sauvegarde aujourd’hui de la situation syrienne. Nous entretenons une autocensure consciente. Mais la génération après nous n’a pas vécu cette époque. On sent une radicalisation chez les jeunes. Certains envisagent la guerre comme une option, une solution possible. C’est aussi pour cela que j’ai écrit mon livre : rappeler l’horreur de la guerre civile; déclarer formellement que la guerre n’est jamais la solution, que quand le chaos règne, tous les paramètres humains disparaissent ».
« Des jeunes sans avenir sont captivés par des idées fondamentalistes »
« Je suis croyante, attachée à la foi maronite« , ajoute cette fille d’un Libanais maronite et d’une Australienne de tradition protestante. « Mais je très soucieuse de respecter la diversité de la foi et de ses manifestations en chacun. La société libanaise est terriblement diverse. Or on assiste à une radicalisation sous un couvert religieux, à une manipulation facile de certaines gens. Des jeunes qui n’ont pas d’avenir, qui n’ont aucune facilité dans leur vie, sont captivés par des idées fondamentalistes religieuses qui répondent à leurs frustrations, à leur colère, à leur désir de bonheur dans l’au-delà« .
« L’éducation, seule arme contre le fondamentalisme »
« D’où l’importance de la question sociale« , poursuit la candidate à un mandat de député. « Et celle de l’éducation, la seule arme contre le fondamentalisme, qui pousse sur le terreau de l’ignorance. Je suis arrivée à la conclusion qu’on ne peut combattre l’ignorance et le fanatisme avec la violence, mais seulement avec l’éducation » .
« Le patriarche maronite suit une politique de dialogue »
« Chez les chrétiens du Liban, la foi est très vivante, et vibrante« , poursuit Tracy Chamoun. « Il y a un groupe qui a militarisé cette foi : les Forces libanaises, qui sont dans une logique ségrégationniste. Mais la grande majorité des chrétiens ne sont pas mobilisés militairement. Nous avons aussi la chance d’avoir comme patriarche maronite le cardinal Bechara Raï. Il suit une politique d’intérêt national, de pardon, de désir de dialogue qui remet les chrétiens en relation avec les autres. C’est une politique vitale, essentielle à la survie des chrétiens du Liban. L’Eglise maronite est ainsi un refuge, une source de force pour les chrétiens du Liban et de tout le Moyen-Orient« .
« Faire entendre la majorité silencieuse »
« Dans toutes les communautés du Liban, la grande majorité est modérée et a aussi peur des djihadistes que les chrétiens« , ajoute cette adepte du yoga et de la méditation. « Les élections législatives doivent être l’occasion d’entendre la majorité silencieuse. Malheureusement, au sein de la communauté sunnite, il y a les salafistes qui se donnent pour mission de convertir le Liban en un pays sunnite, avec la charia. Et ça, c’est très dangereux. Ils bénéficient de financements extérieurs, principalement du Qatar et de l’Arabie saoudite. Ils obéissent à un agenda extérieur. C’est ce qui nous met en danger. C’est ce qui se passe en Syrie« .
« Le conflit syrien est artificiel »
« En Syrie se prépare un tsunami de salafisme et de djihadisme« , s’inquiète Tracy Chamoun. « L’Occident y a ouvert la boîte de Pandore. Des forces violentes ont été libérées. Cela fait peur aux chrétiens d’Orient. Le conflit syrien est artificiel. Il a été créé par des puissances qui ne peuvent attaquer l’Iran directement et qui, pour lui forcer la main, s’en prenne à ses alliés. Le peuple syrien, lui, est pour la paix. S’il y avait des élections, 70 % de la poulation voteraient pour Bachar al Assad. Pourquoi? Car il représente une société laïque, où les enfants allaient à l’école, où le pays fonctionnait« .
« Livrer des armes en Syrie, c’est ajouter la guerre à la guerre »
« Mais dites-moi : en Arabie saoudite, y a-t-il des rébellions? S’il y avait une révolte, ne serait-elle pas rasée, écrasée, effacée?« , lance l’héritière de la dynastie Chamoun. « Et en France, si des gens étaient armés par l’extérieur, que ferait l’Etat? Certains en France veulent aujourd’hui livrer des armes à l’opposition syrienne. Mais ce serait rajouter la guerre à la guerre. Ce serait une façon de dire : ‘finissons-en vite, qu’ils se tuent plus rapidement’. La Syrie d’aujourd’hui, c’est le Liban d’hier, lorsque toutes les puissances régionales finançaient la guerre, non pas pour le Liban lui-même, mais pour résoudre la question palestinienne, d’une façon ou d’une autre« .
« L’apparition des salafistes remet tout en question »
« La politique de la France en Syrie est dépassée« , assène Tracy Chamoun. « Elle a été définie au temps de Jacques Chirac sur la base de son alliance avec l’ancien premier ministre Rafic Hariri. Mais il faut la repenser entièrement. L’apparition, d’une façon aussi prononcée, des salafistes et des djihadistes dans le camp sunnite remet en question toutes les données. Il y a un risque de chaos total. Il faut cesser d’attiser le feu, cesser de vouloir armer l’opposition, avoir le courage de regarder les choses en face et de reprendre le scénario d’une solution diplomatique« .
« La France est très liée au Qatar »
« La France est très liée au Qatar« , conclut cette belle personnalité, qui avoue n’avoir aucune connexion politique dans l’Hexagone. « Il lui est très difficile de séparer ses intérêts économiques et énergétiques (gaz, pétrole) de ses prises de position politiques. Mais en fin de compte, ce n’est pas toujours l’argent qui justifie les moyens. Qu’en est-il de la sécurité à long terme de la France si le salafisme se propage autour de la Méditerranée? Il ne faut pas toujours céder à la facilité« .
Jean-Christophe Ploquin
Pour aller plus loin :
– trois présentations de la guerre civile libanaise, sur l’encyclopédie Larouse, sur le site lesclesdumoyenorient.com et sur Wikipédia.
– Un reportage au coeur de la communauté maronite du Mont Liban sur la-croix.com
– l’état de la réflexion de la diplomatie française sur la livraison d’armes à l’opposition syrienne sur le site du Ministère des Affaires étrangères
– L’interview de Tracy Chamoun sur Radio France international le 2 avril 2013
– Les dates des rencontres possibles avec Tracy Chamoun lors des prochaines séances de son livre :
. samedi 6 avril : signature à la librairie Gallimard, à Paris, de 15 h à 18 h ( 15, bd Raspail, 7° arr);
. lundi 8 avril : signature/rencontre à la librairie Kléber de Strasbourg, de 17 h à 19 h (1, rue des Francs-Bourgeois);
. mercredi 10 avril : signature/rencontre à la librairie L’Olivier de Genève, de 18 h30 à 20 h30 (5, rue de Fribourg);
. vendredi 12 avril : signature/rencontre à la librairie Filigranes de Bruxelles, à 18 h (39-40, avenue des arts)
Source : paris-planete.blogs.la-croix.com le 5 avril 2013