Ce texte est l’intervention de Sandrine Mansour faite dans le cadre de l’atelier “Aspects géopolitiques du Moyen-Orient” de l’Université d’hiver de CDM, tenue à Lyon en 2023. Il a été relu avec le concours de Marilyn Pacouret. Chercheuse au centre de recherches en histoire internationale et atlantique de l’Université de Nantes, Sandrine Mansour est l’auteure de L’histoire occultée de la Palestine, 1947-1953, éditions Privat, 2013. On peut voir ici sa recension sur ce site. Elle travaille avec les réfugiés palestiniens depuis de nombreuses années.
Ce texte a été publié dans les Actes de l’Université d’hiver de Lyon, “La paix au Moyen-Orient”, publiés en 2024 sous la direction de Rémi Caucanas, aux éditions Chemins de Dialogue (1). Il éclaire une actualité brûlante, les négociations qui s’ouvrent au Caire le 8 octobre 2025 en vue d’une paix permanente à Gaza, et plus largement au Moyen-Orient. Elles ont pour cadre le plan de paix en 20 points présenté par Donald Trump dont le flou est inquiétant et met en danger l’avenir des Palestiniens. A cette heure le nombre de tués, victimes de frappes israéliennes, n’a pas cessé d’augmenter. Voir l’article de Ian Permeter publié sur le site de The Conversation le 30 septembre 2025, Les cinq grands obstacles à la mise en œuvre du plan de paix de Trump pour Gaza.
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(1) L’ouvrage est toujours disponible. En voir ici la présentation et le bon de commande.
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La question palestinienne
et la politique américaine au Moyen-Orient
Le “chaos constructeur”
Le cœur du problème au Moyen-Orient reste bien la question palestinienne. Les tensions qui persistent dans cette région sont cristallisées autour de ce conflit et perdurent depuis de nombreuses années. Même si de nombreux conflits ont été sur le devant de la scène (guerre du Golfe, guerre en Syrie, situation en Irak, avec notamment la question du Kurdistan…), la question palestinienne rassemble toutes les inégalités et les injustices du monde arabe.
Alors que depuis la fin de la guerre froide, les États-Unis jouent un rôle hégémonique dans la région, ils veulent également en obtenir le contrôle total. En témoigne le durcissement de la politique américaine en 2017 quand les Américains affichent leur volonté de faire de Jérusalem la capitale de l’État d’Israël. Et deux ans plus tard, en 2019, quand Israël déclare sa souveraineté sur le plateau du Golan, l’Organisation des Nations-Unies (ONU) est complètement exclue de la boucle diplomatique, contrairement à ce qui a eu lieu au moment des accords de Madrid en 1991. Les États-Unis ont ainsi pris le contrôle du règlement potentiel de la question israélo-palestinienne, en laissant l’ONU sur un strapontin. En 2020, le Président américain Trump signait les “Accords d’Abraham” qui portent en eux un projet de contrôle, par Israël, sur la totalité de la Palestine, et réduisent de facto le problème de la Palestine à une question uniquement économique. Ancien projet d’Israël, il s’agit en fait d’éliminer la dimension politique du conflit avec les Palestiniens par le renforcement des partenariats économiques avec les pays du monde arabe.
En 1991, lors de la conférence de Madrid, des négociations avaient eu lieu sur la question palestinienne. La guerre du Golfe déclenchée par les États-Unis avait permis à ces derniers de se positionner plus fortement sur l’Irak, jouant par là-même un rôle de gendarme au Moyen-Orient. Malheureusement, la suite des négociations de Madrid apportera de faux espoirs. Les accords d’Oslo, en 1993, ont conduit à calmer les revendications palestiniennes tout en apportant un apaisement aux populations arabes qui ne cessaient de dénoncer le “deux poids deux mesures” après l’intervention de la coalition pour libérer le Koweït de l’occupation irakienne.
Une décennie plus tard, le devenir de la région était annoncé très clairement dans un rapport de Condoleezza Rice – alors secrétaire d’État après la démission de Colin Powell – sur le “Nouveau Moyen-Orient”. Élaboré par les États-Unis dès 2006, son objectif était de transformer la région selon l’unique agenda des intérêts des États-Unis et d’Israël. En juin 2005, et pour donner suite au discours inaugural de M. Bush de janvier 2005, ce rapport reconnaît que pendant 60 ans les États-Unis ont recherché la stabilité aux dépens de la démocratie au Proche-Orient et n’ont réalisé ni l’une ni l’autre… Il avait été publié dans l’espoir que le Liban serait le point de fixation d’un “chaos constructeur” qui impliquerait des guerres et de la violence dans toute la région. Il était question de déstabiliser tout le Moyen-Orient pour reprendre la main sur les ressources naturelles et assurer aux États-Unis une pérennité de ressources pétrolières et gazières. Les États-Unis voulaient avoir un contrôle total sur cette région, avec une alliance des États arabes “modérés“.
L’enjeu était de redessiner la carte de la région à leur guise : reconnaissance d’Israël par les États arabes, partition de l’Irak en trois régions, coalition contre l’Iran et la Syrie…Force est de constater que tout s’est déroulé comme ce plan le prévoyait. Le Liban est effectivement le point central de la désorganisation. Cela a eu pour conséquence son effondrement. Pourtant, la politique précédente visait à stabiliser le Liban pour faire face au nombre important de réfugiés palestiniens qui y étaient déplacés. Les accords d’Abraham sont venus confirmer que les États-Unis ne proposeront jamais de solution politique à ce conflit mais seulement une solution économique.
Le projet initié par le mouvement sioniste à la fin du XIXe siècle avait pour objectif de s’approprier l’entièreté la Palestine. En 1917, au moment de la répartition territoriale entre les puissances mandataires, les organismes représentant les immigrés juifs avaient fait leur propre demande sur la Palestine, la Jordanie, une partie de la Syrie, le Liban et la moitié du Sinaï. Un siècle plus tard, sous l’administration Trump, la souveraineté sur le Golan a été accordée par les États-Unis à Israël car elle faisait partie de ce projet global. Le gouvernement israélien n’ayant pas pu mettre la main sur le Liban, il s’est efforcé d’y entretenir la division. Reste comme projet de fond d’annexer définitivement toute la Cisjordanie.
Trois enjeux majeurs : l’eau, l’armement et l’énergie
Trois enjeux majeurs sont à l’œuvre dans la région et sont les piliers fondateurs de ce “chaos constructeur“.
- L’eau est une question déterminante au Moyen-Orient puisque la région va se désertifier et qu’il faudra avoir recours à des ressources en eau extérieures.
- L’armement reste le mode d’influence principal des grandes puissances.
- Les énergies, et le gaz en particulier, avec le pétrole qui se raréfie, posent des questions fondamentales.
L’eau
De nombreux pays sont touchés par cette question.
-La Syrie, ce pays dont on ne parle quasiment plus, entretient des relations avec la Turquie sur la question de l’eau ET avec Israël pour l’eau du Golan. Le régime syrien avait proposé à Israël, il y a vingt ans, un partage du Golan pour assurer un équilibre. Cette proposition avait été refusée par Israël, sans réaction de la part des États-Unis. Entre la Turquie et la Syrie, la politisation de l’accès à l’eau est un dossier très ancien. Pour rappel, le Tigre et l’Euphrate prennent naissance en Turquie. L’Euphrate traverse la Syrie et l’Irak. Ainsi cet accès à l’eau est utilisé notamment par la Turquie comme un moyen de pression sur la Syrie dans le dossier kurde.
-En ce qui concerne la Jordanie, le fleuve Jourdain (partagé entre quatre pays, Israël, Jordanie, Syrie et Liban, auxquels s’ajoute la Cisjordanie) n’est plus qu’un filet d’eau aujourd’hui à cause de la surexploitation de ses ressources par Israël. Cette surexploitation met la Jordanie en danger malgré les accords passés. En conséquence la Jordanie demande qu’Israël lui donne de l’eau. Mais en fait, Israël lui vend de l’eau, une eau souvent impropre à la consommation. La Jordanie est un des pays dont la dotation en eau est une des plus faibles du monde. Le développement de l’agriculture en Jordanie a largement contribué à l’assèchement des fleuves qui alimentent la Mer Morte. En parallèle, le développement de l’industrie par Israël qui utilise l’eau de la Mer Morte, contribue à provoquer un assèchement, devenu critique pour les besoins de la Jordanie.
-Au Liban, lors de la dernière opération militaire en 2006, Israël a tenté de mettre en œuvre son projet historique, à savoir le détournement du fleuve Litani. Même si le projet a été reporté du fait de la résistance du Hezbollah pour protéger le territoire libanais, cette zone demeure une source de conflit permanent. En effet, le Sud Liban reste sous surveillance Israélienne, des drones et des avions survolent la zone quotidiennement.
-En Irak, les engagements entre l’Irak et la Turquie ne sont pas respectés par les autorités turques. La Turquie a construit de nombreux barrages sur les deux grands fleuves, le Tigre et l’Euphrate. Le contrôle de l’eau par la Turquie entraîne une désertification des terres en Irak. Par ailleurs, les tensions avec l’Iran sont aussi liées à l’eau et cela en raison des barrages construits par l’Iran sur plusieurs affluents du Tigre. Et les accords sur le partage de l’eau entre les deux pays ne sont pas toujours respectés, au désavantage de l’Irak.
-La Palestine. En 1924, le mouvement sioniste avait invité un ingénieur américain, Elwood Mead, pour le consulter sur la question de l’eau en Palestine. Ce dernier avait développé aux États-Unis une stratégie pour capter l’eau des réserves indiennes et provoquer ainsi le départ des populations indigènes. Les sionistes ont repris ce même projet pour transformer le territoire de la Palestine afin d’en contrôler toutes les réserves d’eau, en passant pour cela par l’établissement de colonies, qui représentaient aux yeux de Mead un modèle pour le développement économique. C’est le modèle voulu par les sionistes eux-mêmes, qui sert de point d’appui à un contrôle total de la Palestine. Aujourd’hui, l’autorité palestinienne n’a aucun contrôle sur l’eau, aucun accès au Jourdain car l’armée israélienne contrôle le côté palestinien alors que les puits de Palestine sont, eux, contrôlés régulièrement par l’armée d’occupation, qui interdit toute nouveau forage et tout approfondissement des puits. Quant aux bords de la mer à Gaza, l’armée en contrôle aussi l’accès aux pêcheurs Une règlementation drastique est appliquée pour empêcher les pêcheurs de naviguer au-delà des limites imposées. La Mer Morte, quant à elle, s’assèche de manière accélérée (elle a perdu un tiers de sa superficie depuis 1960), et cet état de fait entraîne un déséquilibre important.
L’armement
35% des ventes d’armes dans le monde se font vers le Moyen-Orient (d’après des chiffres publiés entre entre 2016 et 2020). Il s’agit d’une somme colossale pour une si petite région. Les premiers vendeurs d’armes sont les États-Unis. Ils sont suivis par la Russie et par la France. Il est déterminant pour ces puissances de poursuivre cette coopération militaire car leurs ventes représentent pour eux un enjeu économique majeur. Les États-Unis fournissent l’Égypte, la Jordanie, l’Arabie Saoudite (où 79% des armes proviennent des États-Unis), Israël (principal fournisseur).
La Syrie reçoit des livraisons d’armes de la Russie et de la Chine, nouvel acteur majeur dans la région.
L’Iran en reçoit de la part de la Russie, de la Turquie et de la Chine.
Le pétrole et le gaz
Le découpage de l’Empire ottoman par les grandes puissances de l’époque, la France et la Grande-Bretagne, répondait également à un découpage des ressources connues pour servir les intérêts industriels de l’Europe.
La France et la Grande-Bretagne, victorieuses de l’Empire ottoman, ont voulu se partager les zones d’influence pour le développement industriel de l’Europe. Mais également pour le contrôle des points stratégiques comme le Golfe Persique. La découverte du pétrole, d’abord en Iran puis dans les pays de la péninsule arabique fera de ces territoires un enjeu stratégique majeur jusqu’à aujourd’hui. Cependant, le développement d’activités mondiales à haute consommation pétrolière a montré également ses limites : les réserves ne sont pas infinies et il faut donc se tourner vers d’autres ressources, comme le gaz. Pour continuer à s’assurer un approvisionnement en pétrole notamment de la part de l’Arabie Saoudite, et également pour augmenter les ventes d’armes, les grandes puissances ont préféré fermer les yeux sur de nombreuses injustices, comme la question de Houthis au Yémen.
Chypre dispose également d’importantes réserves de gaz découvertes en 2000 au large de ses côtes. Un conflit permanent existe entre la Grèce et la Turquie et Chypre a fait appel à l’aide d’Israël pour permettre l’exploitation de ces réserves de gaz.
La Turquie a aussi très récemment découvert des réserves importantes de gaz en Mer Noire. Jusque-là, elle dépendait pour le gaz de la Russie, de l’Azerbaïdjan et de l’Iran. Elle est également un point de passage pour l’acheminement du gaz et le pays dispose d’une position géostratégique importante dans la région.
La Syrie possède également une partie de ces réserves en gaz, qui se trouvent au large du Hatay. Ce pays est pris lui aussi entre la Turquie et Israël, qui veulent s’emparer de ses réserves.
Le Liban possède de nombreux gisements. Depuis la fin de la guerre avec Israël en 2006, il existe des accords territoriaux et maritimes. Cependant Israël a contesté le partage des eaux de la Méditerranée pour exploiter une partie de ces gisements. Un accord a été signé en 2022 pour répartir l’exploitation des gisements entre les deux pays.
En Palestine, il existe aussi deux gisements importants au large de Gaza qui devraient être exploités par la Palestine. Cependant, Israël refuse que l’Autorité Palestinienne les exploite.
L’Égypte a également trouvé du gaz en 2015. Après les Printemps arabes, l’Égypte a connu une situation économique très difficile. Des accords sur l’exploitation du gaz ont eu un impact sur les relations politiques avec la mise en place d’accords sur les frontières maritimes.
La Libye dispose aussi de gisements de gaz importants.
La question de la religion
Cette question n’est pas à ignorer car il y a une exploitation évidente de la question religieuse par les grandes puissances. Elle peut changer en fonction du contexte. Plusieurs approches se distinguent :
Les évangéliques américains jouent un rôle important et ont un fort impact sur le Moyen-Orient et sur l’Europe (ils progressent en Europe, sur la question de l’IVG, de la contraception…). Au Moyen-Orient, leur principal soutien est le mouvement évangélique sioniste, qui suit l’objectif biblique, dit Armageddon, pour lequel un Israël fort a pour objectif de poursuivre l’évangélisation des Juifs. Les évangéliques sont un important lobby aux États-Unis.
Les catholiques et les Grecs orthodoxes, très présents au Liban et en Palestine, sont de moins en moins nombreux.
La rivalité entre chiites et sunnites est aussi un instrument utilisé par les grandes puissances. L’Arabie Saoudite s’en sert pour contrôler l’ensemble de la région. Le wahhabisme s’est imposé face à tous les systèmes, ce qui a entraîné une recrudescence du port du voile, du repli identitaire, et de l’imposition d’un islam sectaire.
Nombre de dictatures existent au Moyen-Orient. Israël a aujourd’hui mis au pouvoir un gouvernement d’extrême droite. Il y a une forte militarisation et un repli identitaire très fort. Partout la religion est manipulée pour diviser et pour servir les intérêts économiques des grandes puissances
Évolutions actuelles
Que pouvons-nous observer aujourd’hui et de quelles évolutions pouvons-nous parler ?
Un rapprochement entre l’Arabie Saoudite et l’Iran s’est opéré récemment, qui vise à renouer des relations diplomatiques entre ces deux pays sous l’égide de la Russie et de la Chine. Cet accord va permettre la réouverture des ambassades des deux côtés. Est-ce que cela vient réduire la position des États-Unis et est-ce que l’Arabie Saoudite va devoir rééquilibrer son positionnement ? Derrière tout cela, se cache toute la question du Bahreïn, du Koweït et des Émirats Arabes Unis.
A propos de l’Ukraine, il faut rappeler que la Russie a toujours joué un rôle majeur au Moyen-Orient et que l’Ukraine en était le grenier. L’invasion russe y a eu des conséquences importantes mais il y a toujours eu des relations économiques et des relations politiques entre la Russie et le Moyen-Orient. La Chine est désormais présente dans la région, aux côtés de la Turquie, de l’Iran, de la Syrie, de l’Égypte, de l’Arabie Saoudite. Elle est également le soutien de la Russie.
Quant aux États-Unis, ils se sont rendus plus indépendants de la ressource pétrolière du Moyen-Orient et leurs importations de pétrole ont diminué. Un rééquilibrage se met en place, sans pour autant transformer complètement la politique américaine dans la région. Même si Israël le voit d’un très mauvais œil, car son désir est d’attaquer l’Iran. Et les États-Unis s’y refusent, ne voulant pas d’une nouvelle guerre du Golfe. Maintenant, avec l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement d’extrême droite en Israël, l’objectif va être clair : rendre effective l’annexion de la Cisjordanie tout entière et si possible continuer l’épuration ethnique commencée en 1948, pour établir un État autoritaire en Israël. Pendant que le gouvernement israélien est mobilisé sur ce projet, la société israélienne est en plein mouvement de protestation, notamment à propos du projet de réforme de la Cour suprême qui reviendrait à supprimer ce niveau de la démocratie.
A propos du Yémen, il faut bien voir que l’Arabie Saoudite et l’Iran se mettent d’accord sur l’avenir de ce pays. Là encore, nous observons un amoindrissement de l’influence des États-Unis.
L’Union européenne quant à elle, n’a pas de politique étrangère officielle pour le Moyen-Orient. Israël a une influence forte au sein de l’Union européenne sur les versants militaire, culturel et sportif. Dans les accords de coopération avec Israël, la question du respect des droits humains n’est absolument pas abordée, alors qu’il est mentionné comme une condition d’application de ces accords. Chaque État de l’Union européenne a un positionnement propre sur cette question. La montée de l’extrême droite en Europe favorise le soutien au gouvernement actuel. La France prend une position claire de soutien à Israël. Netanyahou a été reçu alors que le gouvernement d’extrême droite venait d’être constitué. Il semble qu’aucune réorientation ne soit envisageable.
Sandrine Mansour