Tout comme le père Amédée, décédé en 2008, Jean-Pierre Schumacher était enfermé dans sa chambre lors de la prise d’otage de 1996. Malgré le drame vécu il y a 22 ans, le moine trappiste aujourd’hui âgé de 94 ans a choisi de continuer à vivre à Midelt (Maroc), au monastère Notre-Dame-de-l’Atlas.
« Quand j’ai appris la prochaine béatification de mes sept frères… J’ai d’abord ressenti une grande et profonde joie ! Ils sont maintenant des intercesseurs puissants auprès de Dieu. Cette reconnaissance donne un sens particulier à leur martyre, comme à celui de Mgr Pierre Claverie et de leurs autres compagnes et compagnons martyrs en Algérie. Ils n’ont pas quitté le pays. Malgré les risques. Parce qu’on n’abandonne pas ses amis quand ils sont en danger. Pour en arriver là, bien sûr, il faut lier de vraies et profondes amitiés. Il faut aussi que ces amis expriment leur désir d’avoir notre présence à leurs côtés.
“Prêcher l’Évangile en silence”, “être à soi tout seul une chrétienté”, disait le bienheureux Charles de Foucauld… C’est un peu ce que vit l’Église ici, en Afrique du Nord, dans sa relation à l’islam. Nous avons vécu à Tibhirine quelque chose qui illustre cet esprit. Nous étions en relation avec une dizaine de membres de la confrérie musulmane Alawiya, d’obédience soufie. Nous ne pouvions prier ensemble puisque nos religions sont différentes, mais nous nous rencontrions deux fois par an dans le cadre du Ribat es-Salam (le Lien de la paix, une association de dialogue spirituel avec l’islam portée par Christian de Chergé avec Claude Rault, père blanc, évêque de Laghouat, en Algérie, de 2004 à 2017, ndlr). Une des premières choses qu’ils nous ont demandée, c’est de ne pas entrer dans des discussions théologiques. Sans renier la théologie chrétienne, bien sûr – nous en avons besoin et nous la connaissons –, nous n’en parlions pas, car cela aurait aussitôt brisé tout dialogue.
Foi chrétienne, foi musulmane
Nous nous réunissions donc dans une salle du monastère, avec des banquettes et une table, mais chacun priait à part, en silence : c’est tout à fait monastique, cela m’a beaucoup plu ! Christian de Chergé demandait d’allumer la bougie. C’était une bougie rouge. Pas besoin d’explications théologiques, tout le monde savait ce que cela voulait dire : Dieu est présent. C’est d’ailleurs un des plus beaux noms de Dieu, parmi les 99 noms que lui donnent les musulmans : “Dieu est lumière” – “Allah e’Nur’” en arabe. Nous nous taisions alors et chacun se mettait en présence de Dieu, silencieusement, durant à peu près une demi-heure. Ensuite, nous échangions une parole, et ceux qui le souhaitaient partageaient la résonance que prenait cette parole dans leur vie. Par exemple, “Dieu est lumière” : eux comme nous pouvions méditer cette phrase selon notre foi.
Nous connaissons un certain nombre d’imams qui se sont opposés au terrorisme et à la violence pendant la guerre, au risque de leur vie.
On peut difficilement comparer la foi chrétienne et la foi musulmane. Pourtant, les musulmans aussi ont leurs martyrs, dans un sens proche du nôtre : nous connaissons un certain nombre d’imams qui se sont opposés au terrorisme et à la violence pendant la guerre, au risque de leur vie. Et on peut bien sûr penser avec grande admiration à ce père de famille musulman qui a donné sa vie pour sauver celle de Christian de Chergé, lorsqu’il était officier en Algérie, en 1959. Un acte posé selon sa foi, sa charité. Et c’est précisément ce qui a interpellé Christian à l’époque : cet homme, qui n’était pas chrétien, a vécu ce qui est au sommet de notre foi chrétienne et de l’Évangile ! Donner sa vie pour ceux qu’on aime… Cela a résonné dans la vie personnelle de notre prieur de Tibhirine ; il a pensé qu’il ne pouvait plus faire autrement que de donner sa vie, à son tour, pour le peuple algérien. Il ne savait pas ce qui arriverait, mais c’était déjà sa disposition de cœur.
La beauté et le travail de l’Esprit saint
Cette histoire montre, si on veut le voir – et le croire –, qu’un même Esprit agit dans les hommes de foi et de prière qui se laissent conduire par Dieu. C’était toute la passion de Christian de découvrir la beauté et le travail de l’Esprit saint en chacun, d’y coopérer, de l’encourager. Sans aucun désir de prosélytisme. Voilà notre spécificité.
J’ai rencontré un jour un homme, dans un ermitage de Charles de Foucauld, qui voulait attirer les musulmans à devenir chrétiens… Nous, nous donnons un autre sens au mot conversion : nous aussi, nous avons besoin de nous convertir à Dieu, de mieux écouter sa Parole et d’en vivre. Le premier point, c’est donc de devenir soi-même meilleur et plus disponible à Dieu. À partir de là, nous laissons au Seigneur le soin d’agir sur l’autre, et réciproquement.
Dès 1993, après l’intrusion d’un groupe armé dans le monastère, nous avions réfléchi et, après beaucoup d’échanges, pris la décision unanime de rester.
Nous espérons cette action de l’Esprit qui grandit dans l’homme et lui permet de répondre fidèlement à ce que Dieu attend de lui. Mais c’est l’œuvre de Dieu, c’est Lui qui fait le travail, de façon intime. Il y a une forme d’égalité entre nous et celui à qui nous nous adressons : nous sommes tous enfants de Dieu. Nous nous croyons parfois plus avancés, mais ce n’est pas toujours sûr… Parfois, l’autre peut l’être davantage. Le Seigneur nous veut tous. Il agit en l’autre et en nous. Il faut encourager cela par cette offrande de soi à Dieu.
Beaucoup posent cette question : pourquoi sommes-nous restés à Tibhirine, à l’époque ? C’est un peu la même chose que pour Christian : cette volonté de découvrir l’âme musulmane, dans une recherche mutuelle de Dieu. Dès 1993, après l’intrusion d’un groupe armé dans le monastère, nous avions réfléchi et, après beaucoup d’échanges, pris la décision unanime de rester. Ce moment crucial apparaît bien dans le film Des hommes et des dieux (de Xavier Beauvois, 2010, ndlr). C’est notre vocation qui, alors, était en jeu. Rester ou partir ? Rester, c’était être fidèles à notre vocation, à ce pourquoi Dieu nous voulait là. Partir, cela aurait été comme un soldat qui quitte le front par peur du danger, alors qu’il n’est pas maître, que sa vie est au service de ce pour quoi on l’a envoyé. Quoi qu’il en coûte. On ne pouvait pas partir à cause de cela : cette mission, on la reçoit, on la vit, on l’a en soi.
L’Amour l’emportera sur la haine
Après l’enlèvement de nos frères en 1996, quand nous nous sommes trouvés seuls avec le père Amédée (mort en 2008, ndlr), nous étions décidés à continuer. Nous avons d’abord voulu rester à Tibhirine pour y poursuivre l’œuvre de Dieu et l’accueillir au milieu des événements qu’il nous était donné de vivre. Nous avons aussi pensé que nos frères pourraient être délivrés, et donc que nous devions les attendre…
Plus tard, quand leur mort a été confirmée, nous avons réfléchi à accueillir d’autres frères, pour relancer la vie monastique dans le même esprit. Mais les forces militaires ont insisté pour que nous partions, pour notre sécurité. Ils nous ont emmenés à Alger, dans une maison diocésaine, puis nous avons rejoint le Maroc, comme cela avait été convenu avec nos frères disparus : si, malgré notre volonté de rester, nous étions dispersés, nous avions décidé unanimement de nous retrouver à Fès – une annexe de Tibhirine ouverte depuis 1988.
Au monastère Notre-Dame-de-l’Altas, à Midelt, nous vivons comme une continuation de Tibhirine.
Ce qui était sûr, c’est que si nous étions contraints de quitter l’Algérie, nous resterions en pays musulman. Au monastère Notre-Dame-de-l’Altas, à Midelt, nous vivons comme une continuation de Tibhirine. C’est la même communauté qui s’est transférée, et nous voulons continuer de vivre de telles amitiés, car c’est là l’essentiel de notre “dialogue islamo-chrétien”. Nos martyrs d’Algérie nous stimulent aujourd’hui – et sans doute pour de longues années encore – à croire que l’Amour l’emportera sur la haine et la violence qu’elle engendre.
Un désir de partage
Nos liens avec la population locale se résument à la convivialité, à travers toutes les questions concrètes de la vie courante. Notre règle nous impose d’ordinaire une clôture stricte, mais nous ne pouvons pas la vivre ici comme dans un pays de chrétienté : il faut qu’il y ait des choses qui passent entre les deux communautés, pour arriver à une connaissance et à une estime réciproques. Créer du lien est indispensable pour dialoguer et accueillir l’Esprit qui travaille en chacun.
Cet échange est facilité par l’hospitalité du peuple berbère… Je pense notamment aux casse-croûte de la mi–journée que nous offrent les employés musulmans du monastère : on ne peut pas y échapper, il faut y aller ! (Il rit.) Cela nous plaît bien sûr, c’est un désir de partage. C’est cela, la charité : ce désir de plaire à Dieu, qui demande d’être bon envers les autres. Pendant notre carême, quelques amis musulmans agissent aussi envers nous comme ils agiraient entre eux : ils nous offrent leur soupe du ramadan.
Ici nous sommes donc priants parmi ces priants.
Notre rôle de moines, c’est en premier lieu d’être des priants. Notre vie doit être tout entière une prière : c’est le but de la vie monastique. Les anciens Pères du désert, dans les premiers siècles, insistaient beaucoup sur la pureté du cœur, cette disposition permanente de l’être tendu vers Dieu, but que l’on n’atteint qu’à la fin de la vie. Pour cela, nous nous exerçons au cours de notre journée à être présents à Dieu. C’est l’essentiel.
Cela ressemble un peu à ce que font les musulmans : ils ont cinq prières disséminées dans la journée, à des heures précises. Nous, nous en avons sept, des vigiles aux complies. Le but de cette répartition de la prière, c’est de sanctifier les autres heures de la journée : on s’arrache aux activités matérielles pour louer et se remplir de Dieu. Celle du musulman a aussi ce but. Ici nous sommes donc priants parmi ces priants. Les gens au milieu desquels nous vivons nous donnent souvent cet exemple : quoi qu’ils fassent dans leur journée, ils le font au nom de Dieu – “Bismillah”, disent-ils. »
Que signifie l’expression « Mgr Claverie et ses compagnons » ?
La cause de béatification des martyrs d’Algérie porte le nom de « Mgr Claverie et ses compagnons ». L’appellation « compagnon » a traversé l’histoire de l’Église. « Elle est la traduction habituelle ou reçue du latin socius (pluriel socii), renvoyant au fait que les missionnaires ne sont généralement pas envoyés seuls, mais toujours en groupe d’au moins deux qui sont associés (Marc 6, 7 ; Luc 10, 1) », explique Jean Duchesne, membre de l’observatoire Foi et Culture. Ainsi, un grand nombre de martyrs ne sont-ils pas seuls, par exemple les saints Blandine et Pothin « et leurs 46 compagnons », martyrs au IIe siècle à Lyon. « La foi n’est jamais solitaire : elle est toujours transmise par d’autres, messagers de Dieu, et elle porte du fruit dans la mesure où elle exige de n’être pas gardée pour soi, mais partagée avant même d’être mise à l’épreuve dans le martyre », souligne Jean Duchesne. Les martyrs en Algérie ne vécurent pas seuls leur appel, ils donnèrent leur vie jusqu’au bout « dans un unique corps des membres du Christ ».
Anne-Laure Filhol