A la mémoire de Mehrézia Labidi.

Chrétiens de la Méditerranée avait organisé un voyage d’étude en Tunisie du 26 octobre au 3 novembre 2013, au moment où le pays était en pleine reconstruction. La Constitution était en grande discussion.

Nous avons commencé notre séjour (26 octobre) par la rencontre avec la Vice-Présidente de l’ANC (Assemblée Nationale Constituante), Mehrézia Labidi. Elle nous a reçus toute une matinée dans une salle de travail de l’Assemblée. Ce fut passionnant. Je pense sincèrement que ce qu’elle nous a dit était sa vision et ses objectifs pour son pays. On pourrait dire qu’elle nous a laissé son testament.

Jean-Claude Petit, alors président, et aujourd’hui président émérite de CDM, a prononcé un mot de remerciements pour ouvrir la rencontre. Vous en trouverez le compte-rendu ci-dessous, grâce à Nicole Girardot qui a retranscrit ses notes. Qu’elle en soit remerciée.

Josette Gazzaniga

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Voyage d’étude en Tunisie (25 octobre-3 novembre 2013)

Organisé par le réseau Chrétiens de la Méditerranée avec la participation de

Chemins de dialogue et du CCFD-Terre solidaire, partenaires du réseau.

Rencontre avec Mehrézia Labidi-Maïza

Mme Labidi

Le samedi 26/10/2013, Mehrézia Labidi-Maïza, vice-présidente de l’Assemblée nationale constituante (ANC) et membre du parti Ennahda, nous accueille, à Tunis, au siège de l’ANC et nous réunit dans la grande salle de cette Assemblée.

Jean-Claude Petit, président de Chrétiens de la Méditerranée, salue Mme Labidi au nom des 46 participants au voyage. Il évoque la manifestation organisée par la Communauté de Sant’Egidio en hommage à la paix et au vivre ensemble mondial, à laquelle participait aussi Mehrézia Labidi Maïza et il la salue en lui rendant hommage :

“Si le vivre ensemble (politique, culturel, religieux) est le secret de votre itinéraire personnel, c’est aussi notre tâche commune, urgente, et celle des générations qui viennent. Nous sommes tous des humains en quête de ce vivre ensemble qui repose sur trois grands piliers : des acteurs politiques responsables du bien commun, tâche importante ; des acteurs de la société civile, acteurs du respect de la dignité de chaque être humain ; des acteurs religieux qui ont besoin de se démarquer du terrorisme religieux pour vivre la fraternité.

Vous êtes une actrice politique, civile, et du dialogue interreligieux. Les trois monothéismes sont chargés de la fraternité universelle. Pour le bien commun de la Tunisie, nous avons besoin de vous entendre.

Nous sommes un modeste réseau d’acteurs de la société civile sans qui la paix ne se fera pas aujourd’hui. Nos trois tâches principales : l’information (notre site), la formation (conférences, colloques, universités d’hiver), les rencontres comme celle d’aujourd’hui, lors de nos voyages d’étude).”

Mme Labidi.

Comment vous exprimer ma joie, mes remerciements ? Merci d’être là car si je suis là, c’est en partie grâce au travail que je fais avec vous au sein de la Fraternité franciscaine1 et de Religions pour la paix2 où il est question de notre façon de croire différente, de notre façon de vivre le politique, le social, en vue d’apprendre la démocratie.

Pendant 25 ans, j’ai fait l’expérience de la démocratie en France. Mes racines sont dans mon pays, appartiennent à son histoire, à son ouverture d’esprit, sa façon de rencontrer l’autre. Mais découvrir un trésor ailleurs m’a fait découvrir que ce trésor est enfoui chez nous aussi : à plusieurs, on veut faire sortir ce trésor et ce n’est pas facile.

Nous avons demandé une Assemblée nationale constituante pour reconstruire un État de droit et engager la transition démocratique. Tout le monde veut vraiment la démocratie mais chacun veut la faire à sa manière et c’est là où le dialogue est nécessaire.

Nous sortons de 25 ans de dictature. Comment dialoguer avec l’autre et trouver la solution qui arrange tout le monde ? Il y a une légitimité électorale pour construire une République mais cette légitimité électorale ne suffit pas, il faut rencontrer ceux qui ne sont pas représentés.

La Société civile a assuré l’essentiel de la résistance contre la dictature, avec la Ligue tunisienne des Droits de l’homme (LTDH) et un syndicat très ancien, l’Union générale tunisienne du travail (UGTT, fondée le 19/01/1946).

Comment travailler dans une atmosphère saine et dans la confiance alors que la dictature a engendré la méfiance ? Mais nous devons avoir aussi conscience des résistances.

La Tunisie n’a pas de pétrole d’où l’importance d’arriver à la confiance mutuelle et aussi avec l’Europe qui ne nous aidera que si nous arrivons à nous rassembler.

Le facteur insécurité et terrorisme est réel depuis l’offensive en Libye car les armes circulent.

Il y a eu des assassinats politiques, dont celui de Chokri Belaïd (le 06/02/2013) et celui de Mohamed Brahmi (le 25/07/2013), martyr de la démocratie et de l’Assemblée nationale constituante (ANC) et, dans la région de Sidi Bouzid, six militaires ont été assassinés.

Notre armée est indépendante du pouvoir politique mais fait tout pour combattre le terrorisme. Il y a une solidarité entre le peuple, les forces de l’ordre, l’armée. La volonté ne manque pas mais les équipements, si !

Après l’assassinat de Mohamed Brahmi, les séances de l’ANC ont été suspendues pour permettre l’apaisement et le dialogue.

Quatre grandes instances vont alors former le quartet du dialogue national3 et être actives dans la transition démocratique : l’Union générale tunisienne du travail (UGTT)4, l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica)5, le Conseil de l’Ordre national des avocats de Tunisie6, la Ligue tunisienne des droits de l’homme7.

Les trois objectifs de l’Assemblée nationale constituante sont :

1. Fixer la date des élections et les préparer.

2. Faire en sorte que les élus (entre 48 et 52) qui se sont retirés reviennent pour travailler au projet de la Constitution surtout pour les articles sur les libertés. La lutte contre toute forme de violence sur les femmes revient à la charge de l’État. Cette Constitution appartient à la nouvelle génération qui veut créer une démocratie participative.

3. Une partie de l’opposition souhaitant un gouvernement neuf par rapport à tous les partis, Rachid Ghannouchi a présenté sa démission.

A ceux qui se sont retirés, je dis : “Il ne s’agit pas de gagner sur l’autre mais de gagner ensemble.” Je veux nommer un des hommes de dialogue et de paix, en Europe, le grand mufti de Bosnie-Herzégovine, Mustafa Cerić8.

“Nous ne voulons pas nous venger mais nous voulons une justice constitutionnelle qui rende à chacun son dû. Le dialogue, même s’il est très difficile, est plus facile dans l’altérité, où l’on cherche ce qui nous réunit, que dans l’identité où l’on cherche ce qui nous divise.”

C’est passionnant d’être une femme politique. Un homme politique peut être une femme politique, pas de différence ! Les femmes tunisiennes ne sont pas des figurines, ce sont des femmes qui agissent. Sur les 217 députés, 63 sont des femmes. Nous sommes dans un pays dont le paysage est en reconstitution.

Nicole Girardot

Mme Labidi et le groupe CDM à l’Assemblée Nationale Constituante

3 Ce quartet du dialogue national sera récompensé du Prix Nobel de la Paix, le 09/10/2015, pour son succès dans la mission qui a abouti à la tenue des élections présidentielles et législatives ainsi qu’à la ratification de la nouvelle Constitution en 2014.

8 En 2003, Mustafa Cerić a reçu, conjointement avec le cardinal français Roger Etchegaray, le Prix Félix Houphouët-Boigny pour la recherche de la paix institué par l’UNESCO.

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