“Notre défi en Algérie est de rester une Eglise citoyenne”
Monseigneur Jean-Paul Vesco, évêque d’Oran
Cela fait tout juste onze mois que le P. Jean-Paul Vesco est évêque d’Oran. Mais cela fait plus de onze ans que l’Algérie l’a saisi. Un appel qui s’est inscrit dans le projet de l’ordre des dominicains, dont il fait partie, de renouveler sa présence dans le monde arabe. Irait-il au Caire ? À Mossoul, en Irak? Ce fut finalement l’Algérie, où il vécut à Beni Abbès, à 1200 km au sud-ouest d’Alger, puis à Tlemcen, avant de devenir vicaire général du diocèse d‘Oran, de 2005 à 2010.
Après deux ans passés comme prieur de la province dominicaine de France, cet ancien avocat fut nommé par le pape Benoît XVI évêque d’Oran, une décision qui l’a remis dans les pas d’une des figures récentes de l’Eglise catholique en Algérie : Mgr Pierre Claverie, assassiné avec son chauffeur le 1° août 1996, alors que la guerre civile faisait rage dans le pays. Mgr Vesco a directement succédé a Mgr Alphonse Georger, qui a choisi de vivre sa retraite au milieu de la population de Cherchell, ville de la côte méditerranéenne, tout près de Tipaza.
Outre ses responsabilités à Oran, Mgr Vesco s’est vu confier la préparation d’une assemblée interdiocésaine qui se déroulera en octobre 2014 : des responsables des quatre diocèses algériens (Alger, Constantine, Laghouat et Oran) se retrouveront pour réfléchir à leur mission dans ce pays où la population est à 99 % de tradition musulmane et où les fidèles catholiques sont, de plus en plus, des ressortissants de l’Afrique sub-sahélienne, étudiants ou immigrants.
De passage début décembre en France, il a expliqué les enjeux d’une présence chrétienne en Algérie devant une quarantaine de personnes réunis au centre paroissial de la basilique Saint-Denys d’Argenteuil, à l’invitation d’un comité du CCFD-Terre solidaire qui soutient une des bibliothèques universitaires gérés par le diocèse d’Oran. Dans l’assistance se trouvait notamment Abdelkader Achebouche, président de l’Institut islamique Al-Ihsan qui gère la mosquée homonyme à Argenteuil.
« À la messe avec son copain musulman »
Signe des itinéraires croisés entre les deux rives de la Méditerranée, Mgr Vesco a raconté qu’il avait été frappé de découvrir, parmi les prières lues à la messe qu’il avait célébrées juste avant à la basilique d’Argenteuil, une intention pour « Aïcha, enterrée à Mostaganem », ville du diocèse d’Oran. « A la fin de la messe, une jeune femme est venue me trouver, très émue. Aïcha était sa grand-mère maternelle, elle avait vécu et était décédée en France et son corps venait d’être rapatrié en Algérie. La jeune femme était elle-même de père allemand et de mère algérienne. Elle était venue à la messe avec son copain musulman. Elle ne savait pas que ce serait l’évêque d’Oran qui célébrerait cette messe« …
« En mars 1962, l’appel du cardinal Duval »
« L’Eglise catholique en Algérie n’est pas une perpétuation de l’Eglise coloniale, même s’il est clair qu’elle vient de là« , a commencé Mgr Vesco, durant sa conférence. « La rupture, son acte de naissance, c’est en mars 1962, lorsque le cardinal Duval, archevêque d’Alger, lance un appel à ses religieux pour qu’ils restent en Algérie. C’était le signe d’une conversion intérieure« .
« Une Eglise presque sans peuple, cela fait sens »
« Déjà, les années précédentes, le cardinal avait compris l’aspiration à l’indépendance du peuple algérien, il avait pris partie contre la torture », rappelle l’évêque d’Oran. » Sa conviction profonde était qu’il y avait un sens pour une Eglise de s’enraciner dans un pays qui serait presque entièrement musulman. Une Eglise presque sans fidèles, du fait de leur départ massif , une Eglise presque sans peuple, cela faisait sens« .
« Comment l’Eglise peut-elle rester citoyenne? »
« Depuis ce temps-là, nous cherchons comment l’Eglise peut rester citoyenne bien qu’il n’y ait pas de catholiques algériens en nombre significatif« , explique Mgr Vesco. « Nous nous occupons par exemple de cinq bibliothèques universitaires à Oran, qui couvrent de nombreux domaines comme la médecine, la sociologie, le droit, les langues, la philosophie, l’histoire… Depuis 50 ans, on peut parler de générations d’étudiants qui sont devenus médecins, professeurs, après avoir passé des heures et des heures dans ces locaux« .
« Au coeur d’une diversité religieuse enrichissante »
« Dès le départ, l’objectif n’était pas de faire des chrétiens« , insiste l’évêque d’Oran. « Il n’y a d’ailleurs jamais eu de baptême. La question qui vient aux étudiants, parfois, c’est : ‘mais pourquoi font-ils cela’? C’est l’Evangile incarné qui est transmis. On est au coeur d’une diversité religieuse enrichissante, d’une aide les uns pour les autres sans prosélytisme. Idem pour des cours de soutien aux enfants, des centres de broderie tenus par des religieuses« .
« Plus l’Eglise est fragile, moins il est possible d’assumer une présence »
« Ce sont de petites choses et qui deviennent de plus en plus petites« , s’inquiète-t-il. « Ce n’est pas facile à vivre. Cela fait un peu peur. Les étudiants, par exemple, ont moins besoin des bibliothèques du fait d’internet et du développement des bibliothèques publiques. Plus le temps avance, plus l’Eglise est fragile, moins il est possible d’assumer et de mettre en place ce type de présence. Les liens, du coup, se distendent. Au lieu que les chemins se rapprochent, ils s’éloignent« .
« Notre présence tend à devenir microcospique »
« Cette question : ‘qu’est-ce qu’ils font là’? Quand on est en amitié, on peut facilement l’expliquer. Quand on est plus distant, cela laisse place à la suspicion« , poursuit Mgr Vesco. « Ces lieux de rencontres, d’échanges, de libertés, de mixité, sont encore plus utiles aujourd’hui qu’hier. Or ils sont plus difficiles à tenir. Notre présence tend à devenir microcospique. En 20 ans, à Oran, nous sommes passés de dix à cinq prêtres, de 70 à 35 religieuses, de douze à six lieux de culte« .
« Une Eglise normale inscrite dans la société »
« Cinquante ans après l’intuition du cardinal Duval sur la spécificité de cette Eglise, on ne peut donc s’installer dans rien« , analyse-t-il. » Mais nous ne sommes pas la seule Eglise à vivre ainsi en situation d’extrême minorité. Nous sommes une Eglise normale, une Eglise citoyenne, inscrite dans la société où elle est implantée, conformément à la constitution pastorale Gaudium et spes« .
« Je n’ai pas à vouloir que l’autre change de religion au nom de son salut »
« La déclaration Nostra Aetate nous permet en outre de prendre au sérieux la foi de l’autre comme une voie de salut« , souligne l’évêque d’Oran. « Autrement dit, je n’ai pas à vouloir que l’autre change de religion au nom de son salut. Je peux respecter l’autre dans sa foi car elle est constitutive de son histoire dans un projet que Dieu seul connaît. Par sa foi, il a accès comme moi au salut« .
« Des échanges avec cheikh Bentounes à Mostaganem »
« Pour autant, il n’y a pas de groupes interrreligieux formel à Oran« , précise-t-il. « Il n’y a pas de dialogue d’institution à institution. À la limite, nous ne sommes pas reconnus comme institution. Mais nous avons beaucoup d’échanges avec des personnes comme cheikh Bentounes à Mostaganem et des gens de la société civile, notamment tous ceux dans les ONG qui s’occupent des migrants subsahariens« .
« Il est très difficile de rendre compte de sa foi »
« Mgr Claverie disaient souvent qu’il y a trois niveaux de dialogue interreligieux« , rappelle le successeur de l’évêque assassiné. « Il y a le dialogue de la vie, le vivre ensemble, et c’est là qu’on a le plus en commun. Il y a dialogue pour la justice et la paix, et c’est là qu’on retrouve la société civile. Et il y a le dialogue de foi : or il est très difficile de rendre compte de sa foi. Il recommandait donc de ne pas commencer par là« .
« La différence religieuse est inscrite d’une manière que Dieu seul sait »
« Ce qui est sûr, et c’est dans les textes, c’est que la différence religieuse est inscrite d’une manière que Dieu seul sait« , poursuit-il. « En fait, il n’y a que deux visions pour le paradis. Soit on affirme que ce sera le paradis quand tous les habitants de la terre seront devenus des croyants de sa religion; soit ce sera le paradis quand la différence religieuse sera considérée comme une source d’enrichissement. Il n’y a d’humanité que plurielle. La France, à ce titre, est un formidable laboratoire« .
« Nous sommes menacés de disparition«
« Nous savons donc pourquoi nous sommes là, mais notre souffrance, notre difficulté, notre défi, aujourd’hui en Algérie, c’est de rester une Eglise citoyenne alors que les permanents de notre Eglise ont du mal à se renouveler« , insiste-t-il. « Nous voulons dire le bonheur de vivre ensemble, or nous sommes menacés de disparition« .
« La suspicion provoquée par les Eglises évangéliques »
« En outre, la suspicion des musulmans et des autorités augmente à cause des Eglises évangéliques« , déplore Mgr Vesco. « Contrairement à nous, elles sont dans une dynamique de conversion de natifs algériens et de rejet de l’islam. L’amalgame fait entre eux et nous a tendu les relations. Leur activisme a provoqué la rédaction en 2006 d’une ordonnance qui réglemente les cultes non-musulmans et qui nous mettrait tous hors-la-loi si elle était vraiment appliquée. On est encore plus sous le regard des autorités. Pendant des années, il a été difficile d’avoir des visas. Et l’oecuménisme est très difficile car cela n’intéresse pas ces Eglises. Le courant évangélique se considère comme la seule Eglise chrétienne en Algérie. Leur but est de créer des Eglises, de convertir. Il y a en a aujourd’hui une kyrielle« .
« La vie chrétienne aujourd’hui en Algérie est africaine »
« Une autre réalité qui nous déplace, c’est que la vie chrétienne catholique aujourd’hui en Algérie est africaine« , signale Mgr Vesco. « Il y avait 300 personnes lors de la messe du premier dimanche de l’Avent, à Oran, et seulement trente ‘visages pâles’, tous les autres étaient Noirs. La moyenne d’âge était d’environ 22 ans ! Ce sont des étudiants qui viennent de toute l’Afrique, souvent des boursiers de l’Etat algérien, francophones, anglophones ou lusophones, d’au moins quarante nationalités« .
« Ces migrants qui ont traversé le désert pour arriver jusque à Oran »
« Et puis il y a les migrants. Oran est à 140 kilomètres du Maroc. Ces migrants ont traversé le désert pour arriver jusque là en espérant passer au Maroc puis en Espagne. En 2002-2005, il y avait des camps non loin de la frontière, où ils se rassemblaient par pays, mais tout a été rasé et les autorités ne laissent plus se développer de tels sites. On retrouve donc beaucoup de migrants à Oran, avec beaucoup d’enfants qui naissent – environ 150 en 2013. Souvent, ils sont envoyés dans le pays d’origine mais beaucoup s’installent et s’installeront de plus en plus« .
« Des travailleurs sociaux qui sont des héros »
« En tant qu’Eglise, nous accueillons ceux qui viennent aux offices, catholiques mais aussi protestants« , ajoute Mgr Vesco. « Notre aide concrète est minimale et relève surtout de l’information, de la prévension, du dépistage. Nous visitons aussi les prisonniers chrétiens. On travaille avec des ONG comme Médecins du monde ou la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme, dont les travailleurs sociaux sont parfois de véritables héros. En fait, l’Algérie est en train de devenir un pays d’immigration, ce qui n’est pas évident ” .
” Le vendredi, en fait, c’est la messe de l’Afrique ”
” Là, nous vivons une vraie expérience oecuménique car la moitié des Africains chrétiens sont catholiques, les autres viennent de toutes les Eglises protestantes” , conclut l’évêque d’Oran. “Nous avons appris à prier ensemble, avec notamment une semaine de Taizé. Un jour, nous avions un choeur de Zimbabwéens évangéliques ! Le vendredi, en fait, c’est la messe de l’Afrique” !
La Croix