Prix Nobel de la paix en 1993 pour sa lutte contre l’Apartheid après 27 années d’emprisonnement, Président de l’Afrique du Sud en 1994, Nelson Mandela se sera battu jusqu’au bout contre le racisme et les inégalités. Portrait d’un résilient, devenu le symbole du pardon et une figure mythique de la défense des Droits de l’homme.
« Toute ma vie, j’ai lutté pour la cause du peuple africain. J’ai combattu la domination blanche et j’ai combattu la domination noire. J’ai adopté pour idéal une société démocratique et libre où tout le monde vivrait ensemble dans la paix et avec des chances égales. J’espère vivre pour les conquérir, mais c’est aussi un idéal pour lequel je suis prêt, s’il le faut, à mourir. »
Cette phrase, sans doute la plus importante de sa vie, Nelson Mandela qui vient de s’éteindre l’a prononcée très tôt dans sa vie, lors de son procès en 1964. Une ligne dont il ne s’est jamais éloigné malgré les 27 ans qu’il a passé en prison. Comment cet homme a-t-il échappé à la rancoeur, au désir de vengeance ? « Nous sommes plus ou moins blessé par l’oppression, analyse Philippe Denis, un dominicain belge vivant en Afrique du Sud depuis le début des années 90. L’Afrique du sud est un pays blessé. Or, un enfant battu va reproduire les sévices qu’il a vécus. Il y a des êtres qui sont plus ou moins capables de résister à cette fatalité. Mandela était très en colère contre l’injustice mais pas contre les Blancs. C’est ce qui faisait sa chance. Il semble ne jamais s’être laissé blesser. »
Il y a deux Mandela, celui d’avant et celui d’après les années à Robben Island, l’île pénitencier au large du Cap où il a été emprisonné pendant 18 ans. « La prison lui a enseigné le contrôle de soi, la discipline et l’art de se concentrer sur un objectif, écrit dans Les chemins de Nelson MandelaRichard Stengel qui l’a aidé à écrire son autobiographie. (…) La première fois que j’ai pénétré dans ce qui a été sa cellule à Robben Island, j’en ai eu le souffle coupé. C’était beaucoup trop petit pour son gabarit. Quand il se couchait il ne pouvait même pas étendre ses jambes. (…) La prison l’a modelé littéralement et métaphoriquement. Il n’avait pas assez de place pour se permettre un geste ou une émotion superflu. »
Il y apprend aussi à mettre à distance les difficultés. Comment ? Grâce à l’humour. Nelson Mandela savait ainsi mieux que quiconque en user comme instrument de pouvoir. Très blagueur, il avait une ironie british à froid, très efficace. Déconcertante, aussi. « L’humour était pour lui un instrument puissant de séduction, de conquête, se souvient Joëlle Bourgois, ancienne ambassadrice de France en Afrique du Sud de 1991 à 1995, auteur de Cinq ans avec Mandela (Robert Laffont). Cet humour, il l’avait conquis de haute lutte : c’était l’expression de sa capacité à mettre à distance toute situation. Cela avait dû l’aider à survivre. »
Surtout, Mandela avait une arme irrésistible : il savait donner à son interlocuteur l’impression d’être unique à ses yeux. Une attention aux autres, une façon d’être pleinement avec son interlocuteur. « La première fois que j’ai rencontré Mandela, en 1991, se souvient Philippe Denis, il assistait à ce qu’on appelait à l’époque, un ‘enterrement politique’. Des militants avaient été tués dans le township de Soweto. Avant lui, plusieurs cadres de l’ANC avaient prononcé des discours très politiques qui instrumentalisaient la situation, comme cela se faisait à chaque fois. Quand le tour de Mandela est venu, il s’est d’abord approché des familles pour leur parler d’homme à homme. Il a fini par faire le même type de discours que les autres, mais il avait eu cette réaction humaine naturelle qui n’était pas venue à l’esprit des autres. »
Mais cet homme au charme fou est seul. Le couple qu’il formait avec Winnie Mandela n’a pas survécu à l’enfermement. « Mandela n’a finalement pas eu de vie privée, confie Joëlle Bourgois. Après 27 ans de prison, ses enfants étaient devenus des étrangers. L’emprisonnement a eu aussi comme conséquence de distendre le lien très fort qu’il avait noué avec sa femme Winnie. » Alors qu’en prison Mandela a acquis une certaine sagesse, les années de lutte à l’extérieur ont attisé la rancoeur de Winnie. Peu à peu ils se sont éloignés jusqu’à devenir des adversaires politiques. Winnie, la femme blessée et Mandela, le résilient : deux faces d’une même médaille qui disent aussi la complexité du personnage. « lMadiba (son nom tribal) était plein de douceur et en même temps capable de violence, d’une détermination implacable, se souvient Joëlle Bourgois. Ce qu’il n’obtenait pas, il était prêt à l’obtenir par la force ».
L’homme dont le nom figurait sur la liste des terroristes établie par les Etats-Unis jusqu’en 2008, n’a ainsi pas toujours été le pacifique dont on se souvient aujourd’hui. Lorsqu’au début des années 60, Mandela tire les conclusions de l’échec des campagnes de protestation non-violente dans la lutte contre l’Apartheid, il crée une branche armée au sein de l’A.N.C. : « la lance de la nation », dont il prend secrètement la direction. « S’il fait le choix de la lutte pacifique et de la négociation à sa sortie de prison, c’est surtout parce qu’il est convaincu qu’il s’agit de la bonne stratégie, poursuit la diplomate. Mais ses défauts n’étaient pas importants. En tant qu’homme de pouvoir il n’en n’avait pas, car il ne voulait pas le pouvoir pour lui-même mais pour les autres. »
Elu président de la république sud-africaine en 1994, Mandela va coûte que coûte poursuivre son oeuvre de réconciliation. « Son arrivée au pouvoir a été marqué par trois grands moments, explique ainsi Emmanuel Lafont, l’évêque de Cayenne qui fut prêtre à Soweto pendant les années de lutte. Lorsque Mandela affirme à tous les employés blancs du palais présidentiel que ‘la nouvelle Afrique du sud se fera avec eux’. Lorsqu’il impose à sa police des policiers blancs et lorsqu’il fait revenir la commission des sports sur sa décision de retirer tous les emblèmes des Spring bocks, l’équipe nationale de rugby composée entièrement de blancs, symbole de l’Apartheid. Tout est là. »
Mais Mandela semble ne pas avoir de goûts pour l’exercice quotidien du pouvoir. « Il a passé son temps à déléguer ses pouvoirs, il s’en est éloigné de plus en plus, se souvient Joëlle Bourgois. Il se considérait comme l’homme qui avait porté le flambeau de la lutte contre le régime. Il espérait qu’une fois sa tâche accomplie, d’autres reprendraient le flambeau. Il était à la fois très conscient de son extraordinaire supériorité et en même temps détaché. Il y a plein de tractations dont il n’était pas au courant. Il considérait que ce n’était pas des choses essentielles, par rapport à sa mission de réconciliation. »
Un détachement qui l’a sans doute amené à commettre des erreurs. Sa présidence n’est ainsi pas exempte de toutes critiques. Parmi ses zones d’ombre, le sida, que l’administration sud-africaine a mis du temps à reconnaître. La lutte contre le fléau deviendra plus tard la grande cause des années de retraite de Mandela qui n’hésitera pas à révéler publiquement la séropositivité de son fils mort de la maladie en 2005. « Il n’a pas été un si bon président que cela, estime ainsi Philippe Denis. Il n’a pas empêché la mise en place d’une politique néolibérale. Il a pêché aussi par sa loyauté viscérale à l’ANC. Desmond Tutu a dénoncé très rapidement l’enrichissement ultrarapide des cadres de l’ANC, mais Mandela, lui, ne l’a pas vu. »
Aux dernières années de sa vie, Mandela était « une flamme vacillante, absent dans la présence» comme le décrit Emmanuel Lafont, l’ancien curé de Soweto. Tous les témoins interrogés préfèrent oublier les années de vieillesse qui sont celles aussi de son instrumentalisation par les dirigeants de l’ANC. « Avant les élections locales de 2011, chacun a essayé d’utiliser Mandela, alors que celui-ci était en très mauvaise santé. Les cadres de l’ANC sont même allés le chercher dans sa maison du Transkei pour le montrer à un meeting. On lui a forcé la main. » dénonce ainsi Philippe Denis.
Mandela est ainsi devenu peu à peu la figure maîtresse du « ground narrative » sud-africain, cette réécriture de l’histoire par les victorieux, qui élude les aspects négatifs. Jusqu’à en faire une personnalité sans saveur, bien loin de ce qu’il fut réellement. De cela, Nelson Mandela en avait tout à fait conscience. « En 1998, se souvient son archiviste Verne Harris, Mandela me disait “Ce qui m’a inquiété en prison était de voir l’image fausse que, sans le vouloir, je projette dans le monde extérieur, celle d’un saint. Je n’en ai jamais été un, même si on considère que le saint est un pêcheur qui ne se décourage pas” ».
La Vie