Egypte : L’université Al-Azhar du Caire fait aussi sa révolution

La plus grande institution de l’islam sunnite veut retrouver son    rayonnement, en appuyant la démocratisation de l’Égypte et le dialogue islamo-chrétien. un reportage d’Agnès Rotivel dans La Croix du 21 décembre 2011.

En juin dernier, le cheikh Ahmed Al Tayyeb, grand imam de l’université d’Al-Azhar au Caire, a créé la surprise en lisant à la télévision un document dans lequel il    propose « l’établissement en Égypte d’un État national constitutionnel, démocratique et moderne », fondé sur la séparation des pouvoirs, garantissant l’égalité des droits entre citoyens et la    protection des lieux de culte des trois religions monothéistes. La révolution, qui balaie l’Égypte, n’épargne pas la plus grande institution de l’islam sunnite dans le monde. Depuis son arrivée    en mars 2010 à la tête de l’université, Ahmed Al Tayyeb, théologien et philosophe diplômé de la Sorbonne, constate que l’établissement, marginalisé par des années de dictature et d’obéissance au    pouvoir, a perdu de son aura. Il entend « qu’elle retrouve son message universel dans le monde et son rôle de renouvellement et de modernisation de la pensée islamique en s’ouvrant à toutes les    cultures », explique Mahmoud Azab, un de ses plus proches conseillers.

Professeur d’arabe classique et d’islamologie aux Langues orientales (Inalco) à Paris pendant de longues années, Mahmoud Azab a été choisi par l’imam pour prendre    la direction du centre de dialogue de l’université. Son rôle, explique-t-il, est de « discuter des valeurs universelles reconnues par tous : liberté, justice, développement, amour, amitié,    sciences, luttes contre la pauvreté, contre l’ignorance, favoriser le dialogue entre civilisations ».

Dès les premières semaines de manifestations sur la place Tahrir du Caire, cheikh Al Tayyeb a ouvert Al-Azhar à ce dialogue, en rencontrant des jeunes. Il leur    déclare, se souvient Mahmoud Azab : « Vous avez le courage, Al-Azhar a l’expérience et la sagesse. Nous sommes avec vous et nous pouvons coopérer. » Le dialogue se poursuit avec toutes les forces    politiques, y compris les Frères musulmans, venus « avec un discours modéré, tolérant », se souvient-il.

Ensuite, sont venus les salafistes. « Avec eux, le dialogue a eu lieu sur la base de nos principes : pluralité, diversité dans l’Islam et droit à la différence. » «    Puis, sont venus les laïques, menés par le milliardaire copte Naguib Sawiras. Et enfin, les écrivains, les romanciers, les poètes, les professeurs, les libres penseurs, chrétiens et musulmans,    hommes et femmes, jeunes et plus âgés. La discussion s’est engagée sur ce que doit être la nouvelle constitution, base de notre État. »

Beaucoup évoquent alors un « État civil », « dawla madaniyya » en arabe. « Une notion floue », reconnaît le directeur du centre de dialogue, pour qui une définition    a été établie après de longues discussions autour de dix principes « comme la séparation des pouvoirs, les élections libres directes, un État fondé sur la loi, engagé sur les libertés    fondamentales, le respect des droits de l’homme, de la femme et de l’enfant, le principe de la pluralité, la différence et le respect des religions célestes ».

L’accord sera formalisé dans la « déclaration d’Al-Azhar sur l’avenir de l’Égypte », publiée en juin et lue en partie à la télévision par le grand imam. Le texte    veut servir de base de travail à la rédaction d’une nouvelle Constitution, prévue après les élections législatives en cours, afin de couper la route à ceux qui voudraient instaurer un État    religieux. Le grand imam d’Al-Azhar a par ailleurs réuni les candidats à la présidence de la République et les chefs des partis politiques. « Musulmans, chrétiens, Frères musulmans, et même    salafistes ont signé la déclaration d’Al-Azhar. La cérémonie a été filmée », rappelle Mahmoud Azab.

L’autre grand chantier de l’imam d’Al-Azhar est « la maison de la famille égyptienne ». Née en réaction à l’acte terroriste contre l’église Notre-Dame du Salut à    Bagdad, le 31 octobre 2010, cette institution, entérinée par le pape copte Chenouda, est composée de chrétiens des quatre Églises – copte-orthodoxe, catholique, évangélique et anglicane –, de    musulmans d’Al-Azhar et de personnalités musulmanes et chrétiennes, spécialistes des sciences humaines. Une trentaine de personnes forment le conseil de la « maison ». D’autres s’occupent des    comités pour l’éducation, la famille ou encore les médias.

Le conseil fut sollicité en mai après l’incendie d’églises par des extrémistes musulmans à Imbaba, une grande banlieue du Caire, qui fit 12 morts. « On s’est réuni    et on a pris une série de mesures pour que l’État applique la loi. Notre objectif est de comprendre d’où viennent ces problèmes et y apporter des solutions durables. Le discours extrémiste    musulman et chrétien n’a pas de frontière », déplore Mahmoud Azab.

« On ne peut plus comme au temps du président Moubarak, fermer les yeux sur les conflits islamo-chrétiens. Nous devons les mettre sur la table», estime-t-il. « En    faisant toutefois la part des problèmes socioculturels, et des conflits de religion. En Haute-Égypte, un acte sexuel hors mariage est interdit en islam. S’il se produit entre une chrétienne et un    musulman, on parle de conflit religieux. Or, la religion n’a rien à voir avec cela. Une dispute entre deux voisins, un musulman, un chrétien, sur un morceau de terre, ne doit pas se transformer    en problème religieux. C’est au conseil de la maison égyptienne de les analyser puis d’envoyer une déclaration aux médias, disant que les violences qui se sont produites en Haute-Égypte sont des    problèmes que les tribunaux civils doivent trancher, que les coupables doivent être punis, sans pour autant parler de religion. »

Pour Mahmoud Azab, il ne fait pas de doute que « la révolution est une chance. Elle permettra de planter les valeurs du changement dans notre société ».

« Une dispute entre deux voisins, un musulman, un chrétien, sur un morceau de terre, ne doit pas se transformer en problème religieux. »

REPÈRES

UN LIEU D’EXCELLENCE, EN QUÊTE D’INDÉPENDANCE

• En plein cœur du Caire, aux abords du souk du Khân- ElKhalili, se tient l’université d’Al-Azhar, construite il y a 1 050 ans. Créée par une dynastie musulmane    chiite, les Fatimides, qui régnèrent de 909 à 1171, sa mission était d’enseigner la doctrine ismaélienne. La dynastie suivante, celles des Ayyoubides, la convertit au sunnisme. Elle devint le    phare des sciences de l’islam et des sciences humaines.

• Au XXe siècle, la révolution de 1952 entraîne sa modernisation

avec l’introduction des sciences modernes, médecine, ingénierie, agronomie et des facultés de langues et de civilisations étrangères européennes et orientales. Mais    ce qu’elle gagne en modernité, l’université le perd en indépendance. Le président Nasser décide de nommer le grand imam, qui auparavant était élu par un collège de savants de l’université. Le    docteur Ahmed al Tayyeb, nommé par Hosni Moubarak, estime qu’il est grand temps que l’université retrouve son indépendance, et que le grand imam soit, à nouveau, élu par ses pairs.