Il y a un an, le 25 janvier 2011, les égyptiens se révoltaient pour chasser Moubarak. Clotilde, animatrice-formatrice à Alexandrie pendant un an, et Bénédicte, professeure de Français au Caire pendant trois ans, sont rentrées l’été dernier de leur volontariat en Egypte avec la Délégation Catholique pour la Coopération. Elles nous racontent dans cet entretien exclusif ce qu’elles ont vécu et entendu, nous expliquent également les attentes des égyptiens aujourd’hui.
Un article du site de la DCC (Délégation Catholique pour la Coopération).
Que faisiez-vous le 25 janvier 2011 ?
Bénédicte : Le 25 janvier étant la fête de la police, c’est un jour férié. J’avais donc prévu d’aller passer la journée à Alexandrie. Les Sœurs de là-bas ainsi que mes collègues avaient entendu qu’il y aurait d’importantes manifestations et qu’il était conseillé de rester chez soi. Les Egyptiens n’ayant jamais vraiment eu la parole depuis des décennies – répression oblige… – il était difficilement imaginable qu’ils puissent descendre dans la rue. Mais pour ne pas les inquiéter, j’ai suivi leurs conseils et je suis donc restée chez moi au Caire. L’histoire leur a donné raison.
Clotilde : Moi, j’accompagnais ce jour là les religieuses chez qui je vivais chez des religieux, pour une messe, puis le déjeuner. Sur le chemin du retour, nous sommes passées à côté d’une manifestation. J’étais étonnée, car les informations qu’on échangeait jusque là se contredisaient… On s’attendait à de grandes manifestations, certes, mais on ne se doutait pas de l’ampleur de la situation. Je pensais qu’elles allaient être immédiatement réprimées. Ce n’est que trois jours plus tard que j’ai compris l’ampleur de l’action. Le gouvernement avait neutralisé les lignes de téléphone portable, et internet.
Bénédicte : Le 27, je suis partie en Jordanie pour les vacances scolaires et c’est seulement le 28 au soir à la télévision jordanienne que j’ai appris ce qu’il se passait en Egypte. Les images retransmises par Al Jaazera, la chaîne du Proche-Orient, étaient terribles. Pendant plus de trois jours, les portables et internet étaient coupés, je ne pouvais joindre aucun de mes amis en Egypte pour savoir s’ils allaient bien. Quand enfin j’ai réussi à les avoir, je n’ai pas été plus rassurée pour autant…Tout le monde vivait dans la peur. Plus de 20 000 prisonniers avaient été libérés et vagabondaient dans le pays, attaquaient les maisons. Les hommes montaient la garde en bas des immeubles armés de bâtons et autres objets domestiques, pour défendre leurs familles. Entre les manifestations qui dégénéraient et les « baltajia » qui semaient la panique, c’était vraiment l’horreur ! La police a disparu, et, pendant un certain temps, c’était l’insécurité totale… J’ai été contrainte de rester en Jordanie en attendant que les événements se calment… J’avoue que j’ai eu beaucoup de mal à profiter de mes vacances ! Je suis rentrée dix jours plus tard par avion, la traversée du Sinaï étant beaucoup trop dangereuse. J’ai retrouvé le Caire avec des chars à chaque intersection. La vie avait l’air pourtant de reprendre peu à peu son cours… Mais les couvre-feux n’ont jamais été respectés !
Au lendemain du 11 février, comment cela s’est-il passé pour vous et vos amis égyptiens ?
Clotilde : Mes amis sont tout d’abord passés par une phase d’idéalisation, me semble-t-il. Ils se sont réjouis du départ de Moubarak, mais pas forcément de la manière dont il a été obtenu. Certains ont cru pouvoir tourner la page en quelques mois. Mais ils se sont rapidement rendus à l’évidence : On ne change pas un pays en si peu de temps. Ils ont eu énormément de conférences pour informer et pour former les jeunes à la politique. Ils ont donc changé de préoccupations et se sont attachés au sort de leur pays, de leur avenir et de celui de leurs enfants.
Bénédicte : Il faut savoir que, le soir du départ de Moubarak, c’était la fête dans la rue, on entendait les pétards et les feux d’artifices, tel un soir de match de football ! Les plus jeunes se rangeaient du côté de ceux qui étaient descendus place Tahrir. Deux sentiments prédominaient. D’un côté, ils étaient heureux que le peuple égyptien se soit réveillé, mais de l’autre, ils n’aimaient pas la façon avec laquelle Moubarak avait été éjecté. Après 30 ans à la tête du pays, il y avait malgré tout maintenu un certain équilibre. Pour les chrétiens, il avait réussi à mettre à l’écart les partis islamistes qui toléreraient sans doute beaucoup moins la présence des non-musulmans en Egypte. Moubarak a dit qu’il partirait en septembre lorsqu’il y aurait un nouveau président élu. Il ne pouvait pas partir avant, au prix du chaos. Nombreux finalement étaient ceux d’accord avec lui. Vouloir à tout prix qu’il parte du jour au lendemain, sans préparer la suite, n’avait pas été accepté par tout le monde.
Aujourd’hui, comment les Egyptiens vivent-ils la situation ?
Bénédicte : Il me semble qu’ils ont peur, craignent pour leur pays… Aujourd’hui, il n’y a pas plus de liberté qu’avant. La vie a repris son cours. La révolution a été assez rapide. Au bout de 15 jours, le président était parti. Tout le monde pensait que tout allait changer du jour au lendemain. Mais tout ne peut pas changer en un claquement de doigt. Et les habitudes, bonnes ou mauvaises, sont ancrées dans les mœurs. Il faudra du temps pour reconstruire le pays.
Clotilde : Là-bas, tout le monde continue à vivre, à travailler normalement. Aujourd’hui, rien n’a vraiment changé. J’ai entendu des avis divergents sur la situation actuelle et à venir. Certains ont une réelle crainte de l’islamisme grandissant. Ils sont également déçus de l’annonce d’El Baradei, qui renonce à se présenter aux présidentielles, car il avait une expérience intéressante de l’international, pour diriger le pays. D’autres vivent avec beaucoup plus d’espérance. Ils analysent la situation ainsi : Le gros problème est celui de l’éducation et de l’alphabétisation. La plupart des gens cultivés ont compris le système et les intérêts du pays. Simplement, c’est une petite partie de la population.
Bénédicte : Par opposition à l’ancien régime, certains sont prêts à tout, même à l’extrémisme. Avec l’annonce des élections législatives, le peuple a eu beaucoup d’espoir pour la renaissance du pays. Il y a eu beaucoup de sensibilisation pour que les gens aillent voter. On allait enfin écouter ce qu’ils allaient dire. Chaque voix allait compter. C’est l’envie d’avoir un bel avenir.
Clotilde : Les personnes âgées préféraient la stabilité de l’ancien régime… Alors que chez les jeunes Il y a beaucoup d’espérance. Ils n’ont pas peur de mourir pour le respect des droits de l’homme. Et c’est ceux-là qui apprendront à leurs enfants les principes de justice, de liberté… Ils pensent que, s’il y a des atteintes à des principes fondamentaux, tout le monde sera prêt à redescendre à Tarhir. Ils redoutent cependant la corruption.
Bénédicte : Finalement les élections n’ont pas été si blanches qu’on le dit. Il a été dit à la télévision que pour aller au paradis, il fallait soutenir les partis qui défendaient le Coran. Les islamistes ont fait un grand score. Dans beaucoup de secteurs, il y a eu des procès, et les élections ont dû être refaites. Dans le quartier de Shubra, un quartier à majorité chrétienne, c’est un « islamiste» qui a été élu. Beaucoup de gens sont déçus. Malgré la révolution, ils sentent qu’on ne les écoute pas, que la corruption est toujours là. Comment appelle-t-on le fait de donner des sacs de nourriture en échange d’un oui au référendum pour la Constitution ?
Clotilde : Ils savent très bien que les « Frères musulmans » leurrent les gens, en voulant faire croire qu’ils sont intéressés par la religion, alors que le pouvoir et l’argent sont au centre de leurs préoccupations! Il y a aussi cette grande rivalité avec les Salafistes… D’autres, encore, ne voient aucun avenir pour leurs enfants, et préfèrent émigrer vers d’autres continents. Les religieux chrétiens ont une plus grande peur que les autres, du fait de leur statut.
Quel est le souhait des Egyptiens aujourd’hui ?
Bénédicte : Au lendemain de la révolution, beaucoup d’espoir pour tout changer, arrêter la corruption, avoir plus de liberté, d’égalité, de justice. Aujourd’hui, étant donné la tournure qu’ont prises les élections, beaucoup de tristesse. Les chrétiens comme les musulmans modérés ont peur d’un retour en arrière. Un Islam plus radical qui finalement enlèvera certaines libertés ? Mais, si c’est le cas, je ne pense pas que le peuple égyptien se laissera faire.
Clotilde : Tout simplement, les égyptiens veulent pouvoir construire leur pays et vivre dans le respect des droits de l’homme.