Recension – La Méditerranée / Louis-Jean Calvet

 

Titre : La Méditerranée

Sous-titre : Mer de nos langues

Auteur : Louis-Jean Calvet

Editeur : CNRS Editions, 07/04/2016

328 pages.- 25,00 €

 

En jouant sur la sonorité du sous-titre, on pourrait entendre « la mère ». Ce serait parler de l’origine (donc de l’histoire,) plus que de la géographie (l’espace). Cette légère ambiguïté donne d’emblée la complexité et la richesse de l’ouvrage. On découvre vite l’originalité du propos de cette étude linguistique, un angle d’approche souvent escamoté au profit de l’économie et de la géopolitique de l’aire méditerranéenne.

Une première partie s’attache à situer les différentes strates des langues qui se sont superposées en Méditerranée, à partir de l’invention de l’alphabet phonétique dans le Proche-Orient d’aujourd’hui. Louis-Jean Calvet, en bon historien des langues[1], parcourt l’histoire des Phéniciens, des Hébreux, des Grecs, des Latins, des Turcs et des Arabes. Non seulement toutes ces langues ont coexisté ou se sont succédé, mais elles ont laissé leurs traces sur le pourtour méditerranéen, car il y a eu des échanges économiques et culturels, des « contaminations » et des emprunts par les enrichissements, les ajouts, les connexions et les transformations de vocabulaire. Les langues sont de l’ordre du vivant, elles évoluent, elles se modifient, elles s’adaptent en s’interpénétrant, jusqu’à donner de nouvelles langues, celles que nous pratiquons aujourd’hui.

Les exemples ne manquent pas et c’est tout l’intérêt de ce livre de permettre de découvrir des cas concrets, très instructifs. C’est l’objet de la seconde partie. Ainsi, l’olivier, culture emblématique, va-t-il fournir le mot ‛huile puisqu’il ne peut y avoir que de « l’huile d’olive ». L’appellation de l’olivier se retrouvera dans toutes les langues : oléum, olio, oil, huile… Un mot méditerranéen (alors qu’on ne perçoit pas  l’incongruité de parler « d’huile d’arachide »…). Le nom même de cette mer « au milieu des terres » sera universellement adopté après bien des dénominations géographiques liées à la navigation.

Le lecteur découvrira beaucoup d’autres emprunts, y compris les traces des Phéniciens dans les appellations de lieux et de peuples. Ainsi des Phéniciens, ou Philistins ou Palestiniens, ou encore de Tunis, l’ancienne Carthage détruite lors des guerres Puniques. Car, « il y a de l’histoire dans la géographie ». Et s’il existe des lieux de mémoire, il est intéressant de retrouver aussi la mémoire des lieux.

La troisième partie aborde des aspects moins techniques au profit d’études plus larges, touchant la géopolitique, la sociologie, l’histoire des conflits et des conquêtes, les politiques linguistiques des Etats indépendants, les soubassements religieux et culturels, l’irruption des migrations de masse.

Toujours en s’appuyant sur des exemples précis, Louis-Jean Calvet souligne les interactions, les évolutions entre les langues dominatrices ou dominées, et surtout ce qu’il appelle les « perturbations » qui bousculent les habitudes, obligent aux adaptations et aux transformations. Bref, il présente ici une étude « écolinguistique », observant le milieu dans lequel évoluent les langues à travers leur environnement géographique, historique, économique, religieux et sociologique.

Ce livre d’un linguiste va donc plus loin que son objet technique. De façon très pédagogique et très concrète, il trace une histoire qui éclaire notre présent, et s’ouvre sur des perspectives d’évolutions futures dont il serait judicieux de tenir compte si nous voulons que « la culture méditerranéenne reste une mise en commun de cultures ouvertes les unes aux autres ». On retiendra encore cette formule : « L’avenir linguistique de la Méditerranée est évidemment plurilingue, et ce plurilinguisme est le meilleur rempart contre les risques d’uniformisation qui se profilent derrière la mondialisation. Il faut multiplier les échanges de compétences, enseigner les langues des autres, et pas seulement celles de la domination économique ».

L’ouvrage, parfois technique, et pourtant facile à lire, devrait intéresser quiconque se sent concerné à juste titre par les tragédies (guerres, terrorisme, exode de migrants…) qui entachent aujourd’hui l’espace méditerranéen. Car les langues restent l’outil par excellence de la communication, de l’échange et de la compréhension entre des peuples liés par des siècles d’histoire commune sur une même terre.

 

Claude Popin

[1] Sociolinguiste, professeur émérite à l’université d’Aix-Marseille, auteur d’essais sur les langues et l’écriture, Louis-Jean Calvet était l’invité de France Culture, le 02/04/2016, dans l’émission de Marie-Hélène Fraïssé : Tout un monde : le magazine des cultures et des identités : http://www.franceculture.fr/emissions/tout-un-monde/mare-nostrum-le-voyage-des-langues  (30mn)