Homélie du Pardon des Sept Saints, Vieux-Marché, 21-22 juillet 2012

A l’occasion du beau pèlerinage islamo-chrétien des Sept saints dormants au Vieux-Marché en Bretagne, le père Jean-Jacques Pérennes a prononcé une homélie que nous diffusons ci-dessous. Ce pèlerinage a été remis en honneur par Louis Massignon dont on commémore cette année les 50 ans de la mort.

 

 

 

 

 

 

 

Frères et sœurs,

 

Dans les lectures de ce jour, le Christ nous est présenté comme le bon Pasteur, le berger qui rassemble, réconforte et guide son troupeau. La première lecture, tirée du livre de Jérémie (23, 1-6), évoque, elle, des brebis perdues que de misérables bergers ont égaré, mais elle annonce aussi la venue d’un roi qui « exercera dans le pays le droit et la justice ». C’est une annonce prophétique du Christ. Dans l’Évangile (Marc 6, 30-34), Jésus se présente comme celui qui réalise cette promesse. Il le fait parce qu’il est « saisi de pitié » devant la détresse de ces brebis sans berger. Mais il le fait, surtout, nous dit la Lettre de saint Paul aux Éphésiens (Éph, 2,13-18) parce qu’il est prêt à donner sa vie pour les sauver : « Par sa chair crucifiée, il a fait tomber ce qui les séparait, le mur de la haine…

Il voulait ainsi rassembler les uns et les autres en faisant la paix ».

 

Ces paroles, frères et sœurs, nous rejoignent de façon particulièrement forte en ce Pardon islamo-chrétien de Vieux-Marché.

 

– Elles ont un écho très fort pour moi qui viens du Moyen-Orient, une région du monde déchirée depuis des décennies par le conflit israélo-palestinien, un conflit qui se répercute dans toute la région tel les métastases d’un cancer ; mais c’est aussi une région qui vit aujourd’hui une formidable espérance : se libérer de décennies de régimes autoritaires, répressifs et corrompus, donner ses droits aux citoyens, promouvoir plus de justice et de bien-être. Les chemins déconcertants que prend parfois cette transition politique ne doit pas nous faire oublier l’extraordinaire espérance qui l’anime.

 

– Les paroles du Christ ont aussi un écho très fort pour eux qui êtes, pour beaucoup, engagés dans des efforts pour rétablir des liens paisibles et confiants entre chrétiens et musulmans : ici, au Vieux-Marché, ce Pardon porte ce souci depuis des décennies ; ailleurs, dans des associations culturelles, des groupes de rencontre en tous genres dans vos quartiers, dans des écoles, etc., vous tentez de recréer entre chrétiens et musulmans de France des liens plus paisibles, mais c’est souvent difficile. Depuis la fin de la guerre d’Algérie, évoquée hier au colloque de Vieux-Marché, nos peuples se sont mêlés, de façon plus ou moins heureuse, avec une difficulté pour l’islam à trouver sa juste place dans notre pays; depuis 30 ans, la peur et la méfiance réciproques ont grandi dans le monde sous l’effet conjugué de la montée des fondamentalismes religieux et des guerres entreprises pour tenter de l’endiguer en Irak et ailleurs.

 

Oui, les peuples ont besoin de guides qui fassent tomber les murs de la haine, qui rassemblent les uns et les autres en faisant la paix. C’est difficile de promouvoir la réconciliation, car nous mêmes avons part à cette violence qui traverse le monde. Cela commence souvent dans nos familles, nos lieux de vie et de travail. Quelqu’un d’autre, plus grand que nous, doit nous y aider.

 

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C’est ce qu’avait saisi Louis Massignon dont nous commémorons cette année les 50 ans de la mort, en octobre 1962. Louis Massignon, qui avait perdu la foi de sa jeunesse, l’a retrouvée grâce à l’hospitalité d’amis musulmans irakiens, les Alussi, qui l’ont recueilli dans un moment de grande détresse physique et morale. Il est resté marqué à vie par cette « hospitalité sacrée ». Il a approfondi sa foi retrouvée en étudiant la mystique musulmane, et tout particulièrement Husayn Mansûr al-Hallaj, crucifiée à Bagdad en 922 par des coreligionnaires déconcertés par ses audaces mystiques. Massignon a tenté toute sa vie d’être un pont entre l’Orient musulman et le christianisme. Nous devons beaucoup à Massignon : beaucoup de travaux savants, bien sûr : son érudition était immense ; des engagements très courageux aussi, en particulier au moment de la décolonisation du Maroc et de l’Algérie. Mais nous lui devons surtout un autre regard sur l’islam. Pour le comprendre, disait-il, il faut se décentrer, « entrer dans son axe » ; on ne peut comprendre l’islam et les musulmans si l’on y met pas une certaine empathie. Massignon est un de ces laïcs chrétiens qui ont marqué leur temps, comme Jean Monnet et Robert Schuman, pères de l’Europe. Ce sont des chrétiens qui se sont placés sur des lieux difficiles, discutés, pour y promouvoir un esprit de réconciliation et de paix.

 

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Cet appel de l’Écriture à faire tomber le mur de la haine et cet exemples de grands témoins de notre époque, nous laissent une triple invitation :

 

– Tout d’abord, prenons soin avec amour de ces lieux de rencontre, fragiles mais réels, où les uns et les autres tentons de faire exister plus de fraternité. Ici, à Vieux-Marché, où depuis 58 ans, chrétiens et musulmans, se retrouvent chaque année dans l’amitié et la prière ; à Tibhirine, dont les responsable est ici aujourd’hui, et où le souvenir de la vie donnée de nos frères moines, est une source d’inspiration qui touche les cœurs de tant de gens au-delà des limites visibles de l’Église ; chez vous, dans vos écoles, vos quartiers, dans les prisons, partout où l’on tente patiemment de recréer des liens. Il faut chérir ces lieux, les protéger, car ils sont comme des oasis de verdure dans un désert où souffle un vent aride. Il faut tenir, dans la confiance.

 

– La seconde invitation, plus déconcertante, est d’habiter ces lieux de rencontre, qui sont parfois des « lieux de fracture » en étant désarmés. Christian de Chergé, prieur de Tibhirine, aimait dire que c’est seulement en étant désarmé que l’on est désarmant. Massignon l’a vécu au moment de la décolonisation quand ses positions politiques lui ont valu beaucoup de haine. En disciple de Gandhi, il s’est réfugié dans le jeûne et la prière. A chacun de nous de trouver les moyens de faire tomber la violence. Parfois, un geste suffit à créer de la communion, comme cet iftar partagé hier soir ici à Vieux-Marché : une bonne chorba suffisait pour faire sentir la chaleur de l’amitié fraternelle.

 

– Habiter ces lieux controversés de notre monde, oser y être désarmés, suppose de notre part un sursaut spirituel. A ses disciples, fatigués et d »concertés par la mission, Jésus dit « venez à l’écart dans un endroit désert et reposez-vous un peu ». Il leur montre l’exemple de la prière. Au cœur de ses combats, Louis Massignon s’est beaucoup appuyé sur la prière. Nous devons nous-mêmes descendre à un certain niveau d’intériorité pour entrer un peu dans le mystère de la pluralité des chemins vers Dieu auquel nous confronte notre compagnonnage avec les musulmans. Pourquoi y a-t-il divers chemins ? « Allahou ‘alem », disent les musulmans, « Dieu seul sait tout ». Mais nous pouvons croire que différents mais croyants les uns et les autres au Dieu, nous communions les uns et les autres à ce que Massignon appelait « les eaux souterraines de la grâce ». Il avait créé pour cela une union de prière, la badaliya, où des chrétiens arabes s’offraient pour le salut de leurs frères musulmans.

 

Comment ne pas être émerveillé que ce qui nous convoque ici et nous invite à cette méditation, ce sont ces sept saints dormants d’Éphèse, des jeunes gens persécutés au 3e siècle de notre ère par l’empereur romain Dèce. Il y a un étonnante et mystérieuse fécondité des vies données. D’autres dormants nous l’ont récemment rappelé, les sept frères de Tibhirine, dont le témoignage continue à toucher les cœurs de nos contemporains.

 

Que ce Pardon des sept saints de Vieux-Marché nous aide, frères et sœurs, à reprendre dans la confiance cette route de la découverte et de la rencontre de l’autre. Amen.

 

Jean Jacques Pérennès, op