Réforme – Face au mal, la force de l’esprit

Face au mal, la force de l’esprit

 

En réponse aux attentats, l’aide d’intellectuels qui mettent en perspective et donnent à penser est indispensable. Nous avons donné la parole à plusieurs penseurs chrétiens.

François Clavairoly, pasteur, président de la FPF

Nous ne pouvons qu’exprimer l’horreur et l’effroi que nous inspirent les événements du vendredi 13 novembre. Mais je crois utile de dire qu’avec cette tragédie, nous sommes entrés dans une situation nouvelle : les démocraties sont attaquées, elles doivent prendre la mesure de la menace et répliquer. La France doit s’armer devant un danger qui n’est pas fantasmatique et qui désormais frappe en plein cœur de son territoire. En janvier dernier, nous nous sommes tous levés. Partis politiques, mouvements spirituels et associatifs ont manifesté leur colère mais aussi leur solidarité. Aujourd’hui, la situation exige une plus grande fermeté.

La guerre n’a jamais cessé d’ensanglanter le monde. Des pays proches du nôtre ont, récemment, connu d’atroces conflits – je pense à l’Algérie ou les nations des Balkans durant les années 90. Certains de nos concitoyens ont pu se croire à l’abri de tels drames, comme si ces guerres se déroulaient sur une autre planète. Il est temps qu’ils sortent de cette logique absurde qui leur fait prendre les reportages d’actualité pour des spectacles audiovisuels.

Nous avons toute confiance vis-à-vis des autorités de la République. Il n’existe pas à proprement parler de spécificité protestante, bien entendu. Mais les protestants peuvent jouer un double rôle dans la période que nous traversons. D’une part, ils peuvent faciliter le dialogue des différentes familles spirituelles, être les intermédiaires entre chrétiens, juifs et musulmans par le biais du grand réseau d’amitiés interreligieuses. D’autre part, ils peuvent rester en alerte critique afin de protéger les valeurs de liberté. Nous devons tenir ferme le message évangélique qui est au cœur de notre démarche. Être protestant, c’est manifester par nos paroles et par nos gestes la fraternité en Christ, y compris à l’égard des musulmans de notre pays. C’est la notre manière d’éviter l’amalgame entre l’islam tel que nous le connaissons et celui de Daech.

Olivier Abel, philosophe

Le mal excède le langage : il est l’inexplicable qui excède notre capacité à raconter, l’injustifiable et l’irréparable qui excède nos capacités d’imputation et d’action, l’insoutenable qui excède notre plainte. De cela peut résulter une sorte d’anesthésie quant au malheur, une manière d’amputer nos vies pour ne pas sentir le mal, et ne pas sentir que d’autres souffrent. C’est pourquoi il faut se parler, oser les tentatives d’expression, élargir au maximum notre écoute, l’espace des expressions admises. Car ce qui fait du mal en plus, c’est que l’on veuille à tout prix communier dans l’horreur du mal, alors que le mal est éprouvé différemment, dans le différend, l’incommunicable. C’est pourquoi il est si important de tenter de s’expliquer, de comprendre, de raconter, d’intriquer et de mettre en intrigue, tout en sachant ce qui résiste à toute explication, à toute narration.

Le mal excède l’action : peut-on agir contre le mal sans faire du mal en plus ? C’est le paradoxe du combat contre le mal : il faut faire du mal pour arrêter le mal. Ricœur a parlé de « la tentation terrible de la bonté ». La justice ne peut exercer son autorité qu’adossée au monopole de la contrainte légitime. Or cet exercice ne va pas sans produire du mal supplémentaire, car « on déteste ceux à qui on a fait du mal » (La Rochefoucauld).

L’amour des ennemis résiste à cette humeur mauvaise. Une illusion, fondatrice de notre société de prospérité, a volé en éclats, celle de croire que les humains ne cherchent que leurs intérêts, et que leur comportement serait ainsi raisonnable et prévisible. Non : les humains sont capables de faire délibérément leur propre malheur, de préférer se détruire pour détruire aussi ceux qui sont l’image de ce qu’ils haïssent. La conscience « religieuse » connaît cette part d’ombre, et a précisément pour tâche de rappeler les ressources de la bonté, de la compassion. Et ce qui nous semble abominable, avec le caractère radical du mal qui nous atteint ici, c’est qu’il corrompt la racine même de la sincérité et du sentiment religieux.

Le mal excède le sentiment : la capacité humaine à faire le mal tient peut-être à l’incapacité à sentir que l’on fait souffrir. C’est l’asymétrie qui brise la corrélation entre le mal agi et le mal subi, entre la face active et la face passive de l’existence humaine. Quand nous ne pouvons partager le malheur subi, il ne reste plus que la possibilité de faire du mal. Avec la souffrance subie, un excès de subjectivité nous submerge, le « moi » enfle. C’est ainsi que le mal éprouvé peut être l’occasion de la méchanceté. Comment faire pour décentrer le sujet douloureux de lui-même ? C’est peut-être la plainte qui creuse en lui la possibilité de sentir les autres souffrances ? La plainte exprime la demande que nous soyons « délivrés du mal ». Et cette demande est déjà une forme de délivrance : elle transmute le temps irréparable dans une sorte de répétition élégiaque, comme un bercement. C’est ce qu’il y a de quasi liturgique dans le travail de la plainte, jusqu’à ce qu’elle soit purifiée de toute haine, de tout ressentiment, et devienne une pure plainte.

Mireille Delmas-Marty, juriste et professeur au Collège de France

Il me paraît beaucoup trop tôt pour analyser les tenants et les aboutissants de l’événement. Nous sommes encore peu informés. Je peux seulement exprimer une première réaction qui tient en un mot : « Résister ». Résister à cette barbarie qui nous menace, donc à la déshumanisation qui provient des actes perpétrés par les terroristes. Résister aussi à la peur qui pourrait entraîner des comportements pulsionnels, épidermiques. Résister enfin à la tentation de renoncer aux libertés, de remettre en cause les droits humains au prétexte qu’ils empêcheraient de protéger la sécurité. C’est ainsi que l’on en arrive à la nécessaire et difficile conciliation entre la sécurité et les libertés. Sous cet angle, on peut approuver le président de la République lorsqu’il décrète l’état d’urgence et affirme que la France agira dans le respect du droit.

Qu’il s’agisse de répression pénale ou de guerre, aucune riposte ne saurait légitimer des dérives au détriment de l’État de droit. Avant la Seconde Guerre mondiale, l’arsenal juridique international était plus sommaire  (la Déclaration universelle des droits de l’homme date de 1948 et la Convention européenne des droits de l’homme de 1950), ce qui laissait le champ libre à des dérives que nous ne saurions plus tolérer de nos jours. Le cadre juridique actuel est bien plus complet et solide qu’autrefois. Il n’est pas impossible de le remettre en cause, mais en pratique cela exigerait un travail tout à la fois long et difficile.

Sans faire de procès d’intention à quiconque, je vois bien qu’un certain nombre de citoyens, voire de dirigeants politiques, peuvent être tentés par des réactions plus spectaculaires, plus violentes aussi.

Nous ne devons pas perdre la raison et nous devons nous prémunir contre les conclusions hâtives que telle ou telle information peut éveiller en nous. Par exemple, il est trop tôt pour dire si tous les terroristes étaient d’anciens condamnés. Nul ne peut formuler de point de vue éclairé, donc pertinent, s’il ne dispose pas d’un minimum d’informations précises. Dans le cas contraire, nous ne sommes plus dans le domaine de la justice, mais dans celui de la vengeance.

Plutôt que de céder à la « peur-exclusion » de l’autre, il faut favoriser « la peur-solidarité », celle qui réunit les gens pour serrer les coudes face à l’adversité. En tout cas, quand nos concitoyens, dimanche dernier, se sont installés à la terrasse des cafés et des restaurants, ils ont montré qu’ils résistaient à la peur-exclusion, toujours mauvaise conseillère.

Hervé Ott, théologien et formateur en transformation constructive des conflits

Et si nous prenions plus que le temps de quelques minutes de silence et de manifestations pour accueillir avec bienveillance – par-delà toutes nos différences et origines – toutes les peurs, colères, tristesses ou dégoûts qui nous submergent, pour cheminer hors de l’impuissance et éviter les écueils de la vengeance et de toute-puissance qui nous menacent.

Prendre le temps de nous écouter souffrir, de mobiliser nos capacités de compassion pour générer plus de fraternité et diminuer la rivalité et la peur qui nous isolent. Prendre le temps d’accueillir tout ce qui monte en nous et de trier entre ce qui relève de notre dignité et ce qui se transforme en condamnations (il y a un espace et un temps judiciaires pour cela) et en injonctions de solutions illusoires « pour en finir avec… ».

Et si nous osions regarder en face ce qui est obscur pour pouvoir anticiper, car nous ne pouvons pas feindre d’être surpris ? Cette violence qui nous assaille est un écho assourdissant de celle qui mine en silence notre société et tue chaque jour : alcool, tabac, suicide, drogue, dépression, accidents de la route, maladie professionnelle, etc.

Et si cette « barbarie » qui nous surprend était le reflet de celle que nous entretenons pour protéger nos intérêts  : les contrats avec des dictatures – financières d’extrémistes – pour l’emploi et la croissance, un partage des richesses profondément injuste, des pollutions tous azimuts de notre environnement et de nos aliments, une compétitivité mortifère ? Et si l’« autosacrifice » de ces illuminés était le miroir de tous les sacrifices que nos modes de vie engendrent et justifient ? Nul doute que leur réaction absurde est à la mesure de leur désespérance. Notre réaction sera-t-elle plus sensée ? Saurons-nous inverser la spirale de toute cette violence ?

La religion du progrès, de la croissance infinie, de la liberté sans limites, de la technique comme salut, prétend pouvoir nous immuniser de la souffrance et ainsi nous exonérer de la compassion ! Or c’est la souffrance subie qui anesthésie en nous la compassion et nous rend inconscients de celle qu’involontairement nous provoquons et entretenons. Nous avons aussi besoin d’expressions collectives pour l’endurer, lui donner du sens et la transcender : non sous forme de Marseillaise qui est un chant de vengeance, plutôt sur le mode gospel !

Jean-Daniel Causse, professeur, département de psychanalyse, Montpellier 3

Un mot a souvent été prononcé par ceux qui ont été touchés ce vendredi 13 novembre : sidération. C’est le mot juste, il me semble. La sidération, c’est l’effraction d’un réel qui vous laisse dans la stupeur, que vous ne parvenez pas à symboliser. C’est ce qui vous prive de tout mouvement, de toute vitalité, et de toute pensée. Mais il faut sortir de la sidération, être « désidéré », c’est-à-dire si on suit une étymologie, « désirer  », retrouver le mouvement, la vie, et la réflexion.

Pour penser l’impensable, il faudra du temps. Les niveaux sont très différents. Ce n’est pas la même opération quand on a été frappé directement dans sa chair et quand on en est le spectateur horrifié. Il faut en tout cas essayer de penser ce qui peut pousser des êtres à aller vers la mort dans son extrême, à placer à ce point la mort au-dessus de la vie, en tuant à l’aveugle n’importe qui, mais aussi en se tuant eux-mêmes. Tous avaient prévu de mourir.

Il y a une logique du sacrifice qui nous épouvante, mais qui est au cœur de ces actes atroces. Sacrifier des femmes et des hommes, se sacrifier soi-même. On ne peut pas simplement dire : ce sont des voyous qui sont passés de la délinquance au terrorisme. Il y a un fait de croyance que nous comprenons mal, parce qu’il nous conduit vers des ombres, du ténébreux.

Lacan disait que le sacrifice est une offrande faite aux dieux obscurs. Il y a des dieux obscurs. Il y a des pères de la horde – comme aurait dit Freud – qui réclament de leurs fils des offrandes monstrueuses, de la souffrance, des larmes et du sang. Ce n’est rien comprendre que de continuer à dire la religion, c’est la paix, et donc que tout cela n’a rien à faire avec la religion.

Cela n’a rien à faire, en effet, avec une interprétation de l’islam, comme ailleurs on pourrait parler des autres monothéismes. On aura cru que c’est en se refusant de penser cette part obscure que l’on réglerait le problème. Nous sommes des héritiers des Lumières. Nous pensons que la raison l’emporte sur l’irrationnel, que le savoir fait reculer l’obscurantisme.

Mais nous avons voulu faire l’impasse sur des modalités beaucoup plus complexes de la croyance. Il faut prendre au sérieux que ces jeunes hommes qui tuent, et se tuent, sont portés par une croyance, une croyance aux dieux obscurs justement, c’est-à-dire se sauver, trouver du sens, devenir enfin quelqu’un, en devenant les fils d’un Père, d’un chef, d’un despote, qui peut leur demander de faire ce qu’il y a de pire en fidélité à ce qu’il représente.

La pulsion de mort se fait passer pour de la pulsion de vie. Il nous reste à nommer les choses par leur nom, à combattre la folie meurtrière, et à promouvoir d’autres formes de reconnaissance que celles qui passent par l’obéissance aveugle à une volonté divine.

Jean-Claude Guillebaud, essayiste et éditeur

Que voulaient les tueurs du 13 novembre et que voudront ceux du futur ? D’abord nous faire trembler, ensuite nous encourager à la violence intercommunautaire. Rien ne réjouirait plus leurs commanditaires qu’une violence « vengeresse » qui s’exercerait demain contre les Français musulmans ou les réfugiés de Calais ou d’ailleurs. C’est une victoire psychique – et non pas militaire – qu’escomptent les terroristes ; c’est la « grosse caisse » médiatique qu’ils veulent faire retentir.

À la longue, ils ont appris à piéger les médias. Devant ces crimes, ordinairement, une rhétorique se met en branle et un vocabulaire fleurit partout : horreur, carnage, apocalypse, troisième guerre mondiale. Pendant des heures, les images et les témoignages les plus affolants passent en boucle, même si cette fois un peu plus de décence a prévalu. Sans même s’en rendre compte, cette surenchère dans la grandiloquence ne fait qu’obéir docilement aux terroristes eux-mêmes. Elle les comble. Il faudrait mieux résister à cette absurde complaisance.

Ces choses étant dites, quelques remarques. La première : cette fois, la cible des terroristes n’était ni des caricaturistes de Charlie Hebdo, ni des juifs, ni même des chrétiens, des socialistes ou je ne sais qui. La cible, c’était tout le monde, vous et moi. D’où un effroi particulier. Le but visé était rigoureusement statistique : tuer le plus de gens possible.

Deuxième remarque : pour la première fois sur le sol français, les tueurs étaient des kamikazes prêts à mourir. Cette «  nouveauté » affaiblit par avance, la stratégie de nos forces de sécurité. Une nouvelle asymétrie se crée entre ceux que la mort indiffère et ceux qui, comme nous, attachent encore, avec raison, un grand prix à la vie humaine. Le « sang-froid » de ces terroristes-là tient à cela. Avant même d’armer leurs kalachnikovs, ils savent qu’ils vont mourir, et ils l’acceptent. Leur « professionnalisme » est psychotique. À ce consentement au « sacrifice », nous ne pouvons opposer que notre technologie et notre savoir-faire policier. Or, l’une et l’autre forcément seront souvent pris en défaut.

Nous aurons d’autres attentats ; peut-être beaucoup, à intervalles réguliers, et même si certains sont déjoués, grâce à la qualité de nos services. Il faut donc nous y préparer, collectivement. Ce ne sera pas simple. Les Européens que nous sommes sont en paix depuis 70 ans ! Si l’on excepte les guerres de la décolonisation, loin de l’Hexagone, les « opex  », et les brefs soubresauts dans l’ex-Yougoslavie, voilà deux générations que la guerre est sortie de notre paysage mental.

Nous avons oublié à quel point l’état de paix demeure fragile, abrité derrière une mince pellicule de civilité. L’intensité de l’émotion qui nous saisit quand la violence et la barbarie font retour s’explique par cette longue accoutumance. Nous avions fini par penser – à tort – que la paix était l’état naturel d’une société. Il nous faut, de toute urgence, réapprendre à penser la guerre sans paniquer. Ne serait-ce que pour en limiter la sauvagerie.

En attendant, refusons d’être « terrorisés ».

Propos recueillis par F. C. et N. L.