P. Pérennès : « Nous devons essayer de saisir l’islam dans son jaillissement spirituel »

Jean-Jacques Pérennès, dominicain au Caire, devrait présider samedi 21 juillet le pardon des Sept Dormants dans les Côtes-d’Armor.

Cette rencontre islamo-chrétienne est marquée, cette année, par la commémoration des 50 ans de la mort de Louis Massignon.

En quoi Louis Massignon a-t-il marqué une certaine approche de l’islam en France ? Journal La CroixP. Jean-Jacques Perennes : Louis Massignon a commencé sa carrière au début du XXe  siècle, à une époque où la recherche sur les religions était empreinte de positivisme. En peu d’années, il va renouveler l’orientalisme français. Très jeune, il fréquente l’Algérie, le Maroc, l’Irak. Plus tard, il sera enseignant au Caire. Il en tire une proximité avec les peuples musulmans.

Ceci l’amène à penser que l’on ne peut comprendre l’islam que si l’on« change d’axe », c’est-à-dire avec un a priori d’empathie. Ce qui lui sera reproché par certains universitaires. Cette proximité lui a valu l’estime de beaucoup de musulmans, dont il soulignait l’hospitalité, thème qui dominera sa réflexion.

Il a été en particulier fasciné par les mystiques musulmans…

Oui, il a consacré une partie de sa jeunesse à préparer une thèse de doctorat sur Husayn Mansûr Al Hallaj, un mystique musulman de Bagdad, crucifié en 922 pour des déclarations jugées hérétiques par l’islam orthodoxe de son temps. Massignon s’intéresse à un islam spirituel, au risque, selon certains spécialistes, de réinterpréter abusivement des pans entiers du dogme musulman.

Cet islam spirituel est-il encore d’actualité ?

Oui, d’autant plus justement que le poids de l’islam politique risque aujourd’hui de nous faire oublier la dimension de foi qui est au cœur de l’islam et que les extrémistes contribuent à masquer voire à détruire, comme à Tombouctou. C’est vrai que l’islam politique fait beaucoup de bruit.

Les Frères musulmans, les salafistes sont actifs depuis des années dans le monde, ils arrivent au pouvoir à la faveur des révoltes arabes. On en oublie que l’islam est, pour des millions de gens, une manière de conduire sa vie spirituelle.

Massignon, lui, est allé très loin dans le dialogue…

Il a été marqué par son retour au christianisme, intervenu au cours d’une crise intérieure très grande en Irak, en 1908. Crise dont il n’est sorti que grâce à l’hospitalité d’amis musulmans et à la prière de proches, dont Charles de Foucauld. Massignon ne peut imaginer que les « fils d’Ismaël », comme il appelle les musulmans, puissent être exclus de la promesse faite à Abraham. À ses yeux, tous les croyants au Dieu unique ont accès, de manière mystérieuse, aux « eaux souterraines de la grâce » .

Cette conviction intime que les musulmans ont part au salut va le conduire à créer des unions de prière, comme la « badaliya », où s’établit une communion spirituelle profonde entre chrétiens et musulmans. Son engagement, parfois trop audacieux sur le plan théologique, a été bénéfique : sans lui, il n’est pas sûr que Vatican II serait allé aussi loin dans sa Déclaration sur les religions non-chrétiennes.

Aujourd’hui, les chrétiens qui veulent dialoguer sont parfois découragés par les musulmans…

Je comprends ce découragement. Il y a eu un élan, après Vatican II, avec l’organisation de conférences, la mise en place dans les Églises de services pour le dialogue interreligieux. Mais les chrétiens peuvent avoir le sentiment qu’il n’existe pas le même dynamisme en face. Au contraire, ce sont les courants durs qui semblent l’emporter. Mais il faut rappeler que ce durcissement touche aussi les autres religions, judaïsme ou catholicisme.

Ensuite, il faut éviter d’assimiler l’islam à ce qui le caricature, le défigure. Comme chrétiens, nous devons essayer de saisir l’islam dans son jaillissement spirituel, ne pas nous laisser obnubiler par les aspects sociologiques ou politiques. Affirmer par exemple que le Ramadan n’est pas uniquement un marqueur identitaire, mais aussi un moment important de la vie spirituelle des musulmans, une réelle période de ressourcement.

Dans ce contexte, il faut essayer de créer, dans ce désert, des espaces où l’on peut s’apprécier, à l’écart des excès des fondamentalistes. Ainsi, Massignon a remis en vigueur en 1954 le pardon islamo-chrétien des Sept Saints Dormants d’Éphèse, célébrée au Vieux Marché en Bretagne chaque 4edimanche de juillet.

À ses yeux, cette tradition commune au christianisme et à l’islam est un de ces « intersignes » auxquels il faut être attentif, car ils peuvent rapprocher des croyants en profondeur, au-delà des drames du temps. Lorsqu’il le disait, nous étions en pleine guerre d’Algérie…

Recueilli par ISABELLE DE GAULMYN