Benjamin Netanyahou se trompe et trompe son peuple en affirmant que la violence des Palestiniens exprime le refus de l’existence même d’Israël. Ce que révèle la révolte palestinienne, c’est le désespoir devant l’absence d’horizon et la destruction par Israël des conditions de la paix.
Ce n’est pas une surprise : à la révolte qui a éclaté à la mi-septembre 2015 dans les territoires palestiniens occupés et qui a déjà fait une trentaine de morts parmi les Palestiniens et sept chez les Israéliens, le gouvernement de Benjamin Netanyahou n’a pas trouvé d’autre réponse qu’un brutal durcissement sécuritaire. Après avoir déployé des renforts policiers et militaires, autorisés à ouvrir le feu à balles réelles sur les manifestants, le premier ministre israélien et son cabinet de sécurité, réunis en urgence dans la nuit du mardi 13 au mercredi 14 octobre, ont autorisé les forces de sécurité à boucler et à placer sous couvre-feu, si elles le jugent utile, les quartiers arabes de Jérusalem. Quelques heures plus tard, des check-points étaient installés par la police et l’armée aux principaux accès à Jérusalem-Est.
C’est, comme d’habitude, la pire réponse que l’on pouvait apporter à la colère palestinienne. Comme l’intifada des pierres, en 1987, comme la deuxième intifada, en septembre 2000, le soulèvement en cours n’est pas une imprévisible irruption de violence, un orage dans un ciel clair. Il résulte de la rencontre, en apparence accidentelle, mais inévitable, entre un événement qui joue le rôle de détonateur et une masse critique de colère, d’humiliation, de désespoir, de frustration, prête à exploser à la moindre étincelle.
Le 9 décembre 1987, l’étincelle avait été le passage d’une patrouille israélienne lors de l’enterrement, dans le camp de Jabalia, au nord de la bande de Gaza, de deux ouvriers palestiniens tués deux jours plus tôt près d’Ashkelon, lors d’une collision entre leur taxi collectif et un véhicule israélien. Un jeune homme, Hatem el-Sissi, qui avait lancé une pierre aux soldats, avait été abattu d’une rafale. Les pierres avaient commencé à pleuvoir sur la patrouille et, en quelques jours, le soulèvement avait gagné l’ensemble de la bande de Gaza et la Cisjordanie, malgré l’instauration par l’armée de l’état de siège.
L’étincelle de Jabalia avait provoqué l’explosion d’une révolte nourrie par vingt ans d’occupation militaire, de colonisation, de lutte armée impuissante, d’humiliations et de violence israélienne impunie. La « guerre des pierres » avait débouché, en octobre 1991, sur la conférence de Madrid, puis sur les négociations secrètes d’Oslo et la Déclaration de principes de septembre 1993.
Le 28 septembre 2000, c’est la visite d’Ariel Sharon, chef de l’opposition israélienne, sur l’esplanade des Mosquées, sous lourde protection armée et malgré les mises en garde de l’Autorité palestinienne, qui avait provoqué de violents affrontements. En trois jours, l’armée israélienne, en application des consignes de fermeté du premier ministre travailliste Ehoud Barak, avait tué trente Palestiniens et fait 500 blessés. Lassés d’un processus de paix bafoué depuis sept ans par Israël, furieux de l’échec, deux mois plus tôt, des négociations de Camp David, dont la responsabilité avait été rejetée, sans grand courage, par Ehoud Barak sur Yasser Arafat, les Palestiniens étaient descendus dans les rues, spontanément, pour réclamer la fin immédiate de l’occupation, affrontant l’armée sur les check-points, aux lisières des territoires occupés et autour des colonies israéliennes.
En un mois, au cours de ces confrontations inégales, près de 200 Palestiniens avaient été tués, un tiers d’entre eux avaient moins de 17 ans. La violence de cette répression avait débouché en novembre sur la militarisation de la révolte, une partie des forces de sécurité palestiniennes se joignant aux manifestants pour affronter, les armes à la main, l’armée israélienne. Quelques mois plus tard, commençait la longue série d’attentats suicides meurtriers, généralement imputés au Hamas ou à d’autres groupes islamistes, invoqués par les gouvernements israéliens successifs pour entreprendre la construction du mur de séparation, destiné en fait à annexer les zones de Cisjordanie où se trouvaient les principales colonies israéliennes.
La masse critique qui vient d’exploser début septembre n’est pas difficile à identifier. Sa nature tient en peu de mots et quelques chiffres. Un processus de paix détruit par le refus israélien et la pusillanimité américaine ; une Autorité palestinienne faible, contestée, en panne de légitimité ; une division politique, géographique, entre la Cisjordanie et la bande de Gaza de plus en plus inacceptable. Et surtout, un développement explosif de la colonisation en Cisjordanie et à Jérusalem-Est – 200 000 colons en 1993, plus de 570 000 aujourd’hui – qui affirme clairement le refus israélien de voir naître un État palestinien. À cela s’ajoute une indifférence coupable de la communauté internationale, monde arabe compris. Indifférence cruellement ressentie par les Palestiniens lors de la dernière Assemblée générale de l’ONU, où malgré le cri d’alarme lancé par Mahmoud Abbas et le lever historique des couleurs de la Palestine devant le siège des Nations unies, aucun des chefs d’État présents – à l’exception du président iranien Hassan Rohani – n’a jugé utile d’évoquer le conflit israélo-palestinien.
Acteur majeur de la deuxième intifada, Marwan Barghouti, qui purge depuis treize ans une peine de prison à vie en Israël pour terrorisme, vient de faire parvenir au quotidien britannique The Guardian, depuis la cellule n°28 de la prison de Hadarim, au nord de Tel-Aviv, une lettre dans laquelle il analyse, en excellent connaisseur des deux sociétés, les causes profondes de la révolte en cours. « L’escalade, constate-t-il, n’a pas débuté avec la mort de deux colons israéliens. Elle a débuté il y a longtemps et s’est poursuivie pendant des années. Chaque jour des Palestiniens sont tués, blessés, arrêtés. Chaque jour le colonialisme avance, le siège contre notre peuple à Gaza se poursuit, l’oppression et l’humiliation persistent.
Alors que certains veulent que nous soyons accablés par les conséquences potentielles d’une nouvelle spirale de la violence, je continue à plaider, comme je l’ai fait en 2002, pour que l’on s’attaque aux causes de cette violence : le déni de liberté pour les Palestiniens. Certains ont suggéré que la raison pour laquelle nous ne sommes pas parvenus à conclure un accord de paix est le manque de volonté de feu le président Yasser Arafat ou le manque de capacité du président Mahmoud Abbas alors que les deux étaient prêts et capables de signer un tel accord. Le véritable problème est qu’Israël a choisi l’occupation aux dépens de la paix et usé des négociations comme d’un écran de fumée pour faire avancer son projet colonial. »
À cette colère, nourrie de la déception de toutes les occasions manquées, restait à trouver un détonateur.
Comme en 2000, c’est le statut des Lieux saints de Jérusalem qui l’a fourni. Les premiers heurts ont eu lieu le 13 septembre, lorsque les forces de l’ordre israéliennes ont expulsé la garde jordanienne traditionnellement chargée de la garde du site, et se sont opposées aux Palestiniens présents sur les lieux pour protester contre l’afflux attendu de fidèles juifs à la veille des célébrations de Yom Kippour et de Soukkot. Au cours des jours suivants, les affrontements se sont multipliés à Jérusalem et en Cisjordanie, au cours desquels trois Palestiniens ont été tués et 41 blessés, tandis que Mahmoud Abbas mettait en garde contre un « risque d’intifada ».
C’est après deux semaines d’affrontements, en Cisjordanie et à Jérusalem-Est entre manifestants palestiniens et soldats israéliens, qu’un couple de colons a été tué par balles lors d’une attaque attribuée au Hamas, le 1er octobre, alors qu’ils circulaient en voiture entre les colonies d’Itamar et Elon Moreh, dans la région de Naplouse. Embuscade suivie d’une série d’agressions à l’arme blanche contre des civils israéliens en Cisjordanie comme en territoire israélien. À ces agressions meurtrières mais isolées, actes de « vengeurs solitaires » sans guides, sans stratèges et sans autres liens entre eux que les réseaux sociaux, Netanyahou a réagi en annonçant une « nouvelle intifada » et en appelant les Israéliens à un « état d’alerte maximal ».
Après quoi il a officiellement autorisé l’armée à utiliser des tireurs d’élite contre les jeteurs de pierre, alors qu’elle avait déjà lancé les opérations de représailles habituelles en pareil cas en dynamitant les maisons qui abritent des terroristes présumés ou avérés. Le gouvernement a également décidé de confisquer les biens des familles des terroristes et de révoquer leurs titres de résidents lorsqu’ils vivent à Jérusalem. Quant au maire de Jérusalem, Nir Barkat, ancien membre du Likoud, élu en 2008 avec le soutien de l’extrême droite et des religieux nationalistes, il a appelé ses concitoyens à circuler armés alors que certains de ses administrés lui demandaient (déjà) de placer sous couvre-feu les 300 000 habitants palestiniens de Jérusalem-Est.
En d’autres termes, Netanyahou, qui ne doit la stabilité – relative – de sa coalition qu’à l’appui de l’extrême droite nationaliste et religieuse, a été une nouvelle fois incapable d’apporter une réponse autre que militaro-sécuritaire à un problème politique. Désarçonné par l’attitude de Mahmoud Abbas, adversaire résolu du recours à la violence, qui n’a pas officiellement rompu la coopération sécuritaire – même si sur le terrain ses forces de sécurité ne font pas obstacle aux lanceurs de pierres qui visent les soldats israéliens –, Netanyahou ne peut sérieusement accuser l’Autorité palestinienne, débordée par son propre peuple, d’incitation au terrorisme. Certes, Mahmoud Abbas a rappelé mercredi soir dans une intervention à la télévision palestinienne le droit des Palestiniens à se « défendre », mais il a surtout insisté sur son attachement à « une résistance populaire pacifique ».
Le premier ministre israélien se contente donc de durcir son discours, de renforcer les forces de sécurité, d’annoncer que « tous les moyens » seront employés « pour ramener le calme » tandis que l’extrême droite et même certains membres du Likoud lui demandent « d’intensifier la construction » dans les colonies. Dénoncée par les organisations de défense des droits de l’homme comme par le secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-moon, qui critique « l’usage apparemment excessif de la force par les forces de sécurité israéliennes », cette hystérisation sécuritaire a déjà provoqué la liquidation ou la neutralisation expéditive, par des soldats ou des civils israéliens armés, de plusieurs Palestiniens impliqués dans des agressions à l’arme blanche ou des attaques à la voiture bélier. Elle a aussi produit, en Israël, des dégâts collatéraux imprévus. À deux reprises en une semaine, rapporte Haaretz, deux Israéliens, égarés par le désir de vengeance, ont poignardé d’autres Israéliens qu’ils avaient pris pour des Palestiniens.
Loin d’admettre qu’il est peut-être temps d’examiner les causes profondes de cette révolte et qu’il n’y a pas de solution militaire à tous les problèmes posés par l’existence des Palestiniens – ce qui avait conduit, en 1993, les émissaires des deux camps à Oslo –, Benjamin Netanyahou répète que la violence provient du « refus de l’existence même d’Israël » et des incitations à la haine proférées par les dirigeants palestiniens.
Ce qui confirme, une fois encore, l’aveuglement d’une majorité et d’un pouvoir qui semblent avoir perdu, depuis longtemps, tout contact avec la réalité. Et qui bénéficie, à chaque tour de clé punitif ou sécuritaire, du soutien de l’opinion publique. C’est un fait : indifférente à l’isolement diplomatique qui guette Israël, et aux critiques venues de l’étranger – assimilées en bloc à des manifestations d‘antisémitisme –, la majorité de la population israélienne choisit à chaque élection une majorité plus à droite, plus nationaliste et plus intolérante que la précédente, et ne se résout pas à voir mis en péril le statu quo dans lequel elle vit aujourd’hui, à l’abri de la force démesurée de son armée et de la passivité du reste du monde.
Quelques voix, pourtant, celles du dernier carré des partisans d’une paix négociée reposant sur la coexistence pacifique de deux États, affirment leur désaccord et portent un autre regard sur cette révolte, dans laquelle la jeunesse et la société civile palestiniennes, en rupture ouverte avec leurs dirigeants, jouent un rôle majeur.
« La guerre n’a pas commencé avec les victimes juives et elle ne prend pas fin quand plus aucun juif n’est assassiné, écrit dans Haaretz Amira Hass, qui fut correspondante de son journal à Gaza et Ramallah et demeure une observatrice éclairée de la société palestinienne. Les Palestiniens se battent pour leur vie, au sens plein du terme. Nous, juifs israéliens, nous battons pour notre privilège en tant que nation de maîtres, dans la pleine laideur du terme. Que nous remarquions qu’il n’y a une guerre que lorsque des juifs sont assassinés n’enlève rien au fait que des Palestiniens se font tuer tout le temps et que tout le temps nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour leur rendre la vie insupportable. La plupart du temps, il s’agit d’une guerre unilatérale, conduite par nous pour les amener à dire oui au maître, merci beaucoup de nous laisser en vie dans nos réserves.
« Quand quelque chose dans l’unilatéralité de la guerre est perturbé, et que des juifs sont assassinés, alors nous accordons notre attention. Les jeunes Palestiniens ne vont pas se mettre à assassiner des juifs parce qu’ils sont juifs, mais parce que nous sommes leurs occupants, leurs tortionnaires, leurs geôliers, les voleurs de leurs terres et de leur eau, les démolisseurs de leurs maisons, ceux qui les ont exilés, qui bloquent leur horizon. Les jeunes Palestiniens vengeurs et désespérés sont prêts à donner leur vie et à causer à leur famille une énorme douleur parce que l’ennemi auquel ils font face leur prouve chaque jour que sa méchanceté n’a pas de limite. […] Les privilèges sont le principal facteur qui déforme notre compréhension et notre réalité en nous aveuglant. À cause d’eux nous échouons à comprendre que même avec une direction faible “présente-absente”, le peuple palestinien, dispersé dans ses réserves indiennes, n’abandonnera pas et qu’il continuera de puiser la force nécessaire pour résister à notre contrôle malveillant. »
« C’est contre la colonisation continue des territoires conquis en 1967 que se révoltent une fois de plus, en ce moment, les Palestiniens, écrit de son côté l’historien Zeev Sternhell, inlassable militant d’une solution fondée sur la coexistence de deux États. Ils comprennent que la colonisation vise à perpétuer l’infériorité palestinienne et à rendre irréversible la situation qui dénie à leur peuple ses droits fondamentaux. Ici se trouve la raison des violences actuelles et on n’y mettra fin que le jour où les Israéliens accepteront de regarder les Palestiniens comme leurs égaux et où les deux peuples accepteront de se faire face sur la “ligne verte” de 1949. »
Mais qui entend ces voix ? Depuis l’assassinat d’Itzhak Rabin, le 4 novembre 1995 – il y aura dans quelques jours vingt ans –, aucun responsable politique israélien de premier plan n’a eu le courage de rappeler à son peuple que la création d’un État de Palestine dans les limites de la ligne verte n’est pas seulement une justice rendue bien tard aux Palestiniens, mais aussi une garantie de sécurité pour l’avenir d’Israël. Au contraire. Les dirigeants successifs du pays, de quelque obédience politique qu’ils soient, ont laissé se développer, quand ils ne l’ont pas ouvertement encouragée, la colonisation des territoires occupés, détruisant un peu plus à chaque pelletée de mortier la possibilité de voir naître un État palestinien. Le tout, sous le regard indifférent ou complice du reste du monde. Ce qui inspire à Hanan Ashrawi, ancienne ministre de l’enseignement supérieur de l’Autorité palestinienne, aujourd’hui députée au Conseil législatif et figure respectée de la société civile, ce résumé fulgurant des rapports israélo-palestiniens : « Nous sommes le seul peuple au monde auquel on demande de garantir la sécurité de son occupant tandis qu’Israël est le seul pays au monde qui prétend se défendre de ses victimes. »
René Backmann
http://www.mediapart.fr/journal/international/151015/la-surdite-israelienne-moteur-de-la-revolte-palestinienne?page_article=2