Recension

Titre

Un furieux désir de sacrifice

Sous titre

Le surmusulman

Auteur

Fethi Benslama

Type

livre

Editeur

Paris : Seuil, 2016

Nombre de pages

148 p

Prix

15.00 €

Date de publication

14 janvier 2017

Un furieux désir de sacrifice

 

Pour comprendre les ressorts du jihâdisme en France, l’auteur s’appuie sur sa double expérience de clinicien dans un service spécialisé auprès de jeunes de banlieue, et de psychanalyste professant à l’université de Paris–Diderot[1]. De là deux fils tendus dans ce court essai, dont la lecture est exigeante pour le profane peu familier du lexique freudien ou lacanien.

Le premier volet de l’ouvrage décrit les symptômes de la souffrance psychique conduisant des (post)adolescents à sortir de leur « dépression d’infériorité » par des conduites de hors-la-loi (sociétale) au nom de la Loi de Dieu (islamique). Fethi Benslama retrace le parcours décrit par ces jeunes « radicalisés » (lui, préfère parler d’« ultra-religieux » ou d’« ultracistes », en reprenant un vocable désignant les catholiques intégralistes sous la Restauration).

Joue pour ces jeunes la culpabilité de réaliser qu’ils sont de mauvais musulmans. Opère leur volonté d’expier ce passé proche en se livrant à des conduites de surenchère faisant d’eux de meilleurs musulmans que leurs pères. C’est le socle commun à ces « radicalisés » que leur conversion métamorphose de moins que rien en héros d’une entreprise de « croisade inversée ». Certains cherchent à se retirer du monde : les salafistes au sens littéral du terme (imiter le Prophète et les pieux ancêtres). D’autres veulent le détruire : les jihâdistes. L’auteur insiste sur la jouissance qu’ils éprouvent en faisant la une des médias. Et observe que la tuerie à laquelle ils se livrent n’est pas si aveugle qu’on le dit. Leurs victimes sont abattues pour ce qu’elles sont et non pour ce qu’elles font.

En second lieu, Fethi Benslama montre comment l’offre de Daesh déferlant sur le Net colle à la demande de sens et de justification de soi qui émane de jeunes se percevant comme des rebuts de la société. Or le pseudo-califat de l’E.I. n’est qu’un avatar de l’islamisme dont l’auteur nous livre une stimulante explication faisant appel en historien à l’examen de la guerre féroce que les musulmans se livrent entre eux depuis  la fin du XIXe et aux outils de la psychanalyse.

Le plus excitant dans cet essai bourré d’intelligence analytique consiste à montrer la difficulté des musulmans (sunnites) à sortir de l’indifférenciation de l’oumma : la communauté des croyants, la matrie (oum : la mère, vocable tiré de la même racine).

Pour que la communauté puisse continuer à fonctionner dans notre monde moderne (lu au filtre du concept hégélien de « négativité », c’est-à-dire de sujet livré à lui-même ayant à construire sa destinée avec ses propres ressources), il faut nier le sexe, donc interdire à la femme d’être plus qu’une mère. Fethi Benslama se livre au passage à une brillante analyse d’une fatwa égyptienne stipulant que pour cohabiter avec une femme dans le même lieu de travail, un homme doit lui téter le sein (à cinq reprises), bref annuler le rapport de genre en donnant à la femme le statut de mère seulement.

La sortie de la communauté matricielle déclenche une « angoisse d’ablation du sujet d’origine » nourrissant l’islamisme, mais elle suscite aussi des expériences de sortie de la religion par le politique, illustrées par les révolutions arabes  de 2011 qui se firent sans aucun référent islamique. L’auteur se livre à une fine interprétation de la thawra en Tunisie, son port d’attache, en usant de la métaphore du miroir qui fait passer les Tunisiens du Même, interchangeable sous l’œil unique du despote (Ben Ali), à l’Autre, sujet singulier en quête d’une syntaxe politique neuve, mais au prix d’une « expérience de dévisagement affolante », où le voisin est difficilement reconnu non plus comme un frère, mais comme un citoyen.

En somme, un livre fort, qui donne à réfléchir et qu’on lit d’une traite avec la sensation d’élargir sa base de données et d’hypothèses sur le phénomène du jihâdisme contemporain[2].

                                                        Daniel Rivet

 

[1] Membre de l’Académie tunisienne, Fethi Benslama est psychanalyste et professeur de psychopathologie clinique à l’université Paris-Diderot.

 

[2] En mai 2016, Fethi Benslama était l’invité de l’émission A vue d’esprit, le magazine des religions, qui fait résonner spiritualité et culture contemporaine : une émission de Catherine Erard et Pierre-Yves Moret sur la Radio Télévision Suisse. On pourra écouter ci-dessous  L’islam sur le divan, série de 5 émissions rediffusées du 22 au

26 août 2016 :
L’islam sur le divan 1/5 :

http://www.rts.ch/play/radio/a-vue-desprit/audio/lislam-sur-le-divan-15?id=7837001

L’islam sur le divan 2/5 :

http://www.rts.ch/play/radio/a-vue-desprit/audio/lislam-sur-le-divan-25?id=7837119

L’islam sur le divan 3/5 :

http://www.rts.ch/play/radio/a-vue-desprit/audio/lislam-sur-le-divan-35?id=7849217

L’islam sur le divan 4/5 :

http://www.rts.ch/play/radio/a-vue-desprit/audio/lislam-sur-le-divan-45?id=7837233

L’islam sur le divan 5/5 :

http://www.rts.ch/play/radio/a-vue-desprit/audio/lislam-sur-le-divan-55?id=7837290