Les Syriens se sentent seuls

Par Salomé Garel. Témoignage Chrétien le 12 juillet 2011.

REPORTAGE – Plus de touristes, pas ou peu de journalistes étrangers, des infor­mations au compte-goutte… Les Syriens se sentent isolés face à la violence de la répression.

 

Il n’y a pas grand monde ce jour-là, au point de passage libano-syrien. Seulement quelques Libanais qui bravent la frontière. Pas de trace de touristes : ils ont déserté l’ensemble du pays depuis bien longtemps. L’ambiance est lourde, l’administration syrienne terriblement tâtil­lonne. Les conditions d’entrée sont examinées encore plus précisément que d’ordinaire.

Depuis trois mois et demi, le pays est en proie à une vague de contestation sans précédent, qui a commencé après l’arrestation et la torture de deux jeunes auteurs de graffitis anti-régime.

Une fois le tampon écrasé sur les passeports, les passagers remontent calmement dans les taxis qui reprennent leur route vers Damas. Si les paysages sont aussi désertiques des deux côtés de la frontière, l’ambiance est pourtant radicalement différente du Liban.

La dictature commence à montrer son visage : des deux côtés de l’autoroute, d’innombrables portraits du président Bachar al-Assad accueillent les visiteurs, des slogans sont martelés sur des panneaux d’affichage géants. « À l’entrée et à la sortie de chaque ville, on trouve des statues géantes de l’ancien président Hafez al-Assad », précise Abdul*, chauffeur de taxi et guide touristique.

Exemple, à Hama, ville touristique du centre du pays qui est aussi le symbole d’une répression sanglante en 1982 qui avait causé la mort de 25 000 à 50 000 morts. Autour des roues à eau impressionnantes qui font la réputation de la cité, plus personne ne se promène. Dans les restaurants de touristes, seuls quelques vieillards fument le narguilé.

« Regardez ça ! Personne…, insiste Abdul, désignant la grande salle. D’habitude, c’est rempli. Il faudra au moins deux ans pour que les touristes reviennent. En attendant, de quoi vont vivre les gens ? » s’interroge celui qui n’a pas eu de clients depuis des semaines.

Des chars sont stationnés entre Homs et Hama. (Photo : Guillaume Bertrand)

Le tourisme, qui représentait 15 % de l’économie syrienne, est littéralement en chute libre. Brèche visible dans le vernis lisse d’un régime autrefois tout-puissant, l’imposante statue du « raïs » qu’évoquait Abdul est désormais gardée de près par un soldat, qui va et vient, arme à la main, en cas d’attaque. Comme pour rappeler que dans ce pays, contester est passible d’une balle dans la tête.

 

DES AMBASSADES AUX AGUETS

Les ambassades, jamais trop prudentes, ne prennent pas de risques. La plupart d’entre elles ont fortement déconseillé à leurs ressortissants de se rendre en Syrie. Celle de France encourage toujours fortement de « différer » son séjour.

Pourtant, tout est fait dans la « gestion » de la contestation par les autorités syriennes pour que rien ne parvienne ni aux yeux, ni aux oreilles des rares touristes. Et sur place, les effets se font sentir.

À Bosra, ville du Sud, à 15 km de Deraa, qui a tristement fait parler d’elle par la violence de la répression militaire, des posters de Bachar al-Assad ont été déchirés et les bâtiments gouvernementaux attaqués lors d’une manifestation début mai.

Une semaine plus tard, la ville de 20 000 habitants était redevenue très calme. Déserte, même. Pas un chat dans les rues. Un café seulement est encore ouvert, mais il est vide.

« Il n’y a plus aucun touriste ici depuis deux mois », se plaint Ahmed, serveur, alors qu’il était habitué à environ un millier de visiteurs quotidiens à Bosra, venus découvrir le sublime amphithéâtre romain parfaitement conservé. Aujourd’hui, il n’y a plus personne pour apprécier la splendeur des ruines. Pour rentrer, il faut expressément demander au gardien : les portes sont closes.

Cependant, dans ce silence inattendu, une clameur diffuse monte jusqu’à l’enceinte. Un homme qui crie dans un mégaphone ? Des gens qui scandent des slogans ? Après cinq minutes, ce qui semblait être les signes éventuels d’une manifestation cesse. On ne saura pas ce qui s’est réellement passé.

 

UNE CAPITALE « PRESERVEE » ?

À Damas, paradoxalement, l’ambiance est calme. Dans le souk vidé de ses hordes habituelles de touristes en short, un vendeur d’artisanat local s’inquiète. « On ne sait pas de quoi sera fait demain », avoue-t-il, l’air préoccupé.

Étrange constatation : c’est à cause de la violente répression étatique que l’économie touristique est en berne. Pourtant, les portraits à l’effigie de Bachar al-Assad continuent de fleurir insolemment dans les rues commerçantes. Bachar en tenue militaire, Bachar portant des lunettes de soleil, ou Bachar la main tendue « généreusement » vers son peuple, on n’échappe pas à son regard bleu et ferme. Dans les échoppes, il se cache même derrière les épices et les savons d’Alep.

A Damas, on n’échappe pas au regard bleu et ferme de Bachar al-Assad. (Photo : Guillaume Bertrand)

 

« Les gens affichent des portraits de lui pour mieux se faire voir du régime, pour montrer leur soutien », s’énerve Mohammed*, 25 ans, jeune entrepreneur damascène, conscient du poids de la propagande.

Khadija*, la quarantaine, réceptionniste dans un petit hôtel du vieux Damas, d’habitude rempli de clients et en ce moment tristement vide, affirme, dans un soupir de soulagement qu’« il ne se passe plus rien dans le pays, Hamdoulilah (grâce à Dieu, ndrl) ». Au-dessus d’elle, blonde fluette aux cheveux découverts, trône un portrait du président. Elle espère bientôt un retour des touristes. Et encourage ceux qui viennent à parler du grand calme qui règne dans la capitale.

Contrainte ou volontairement fermée aux évènements, Khadija « oublie » d’évoquer les désormais plus de 1 000 victimes de la répression, les opposants arrêtés et torturés, les villes comme Homs, Lattaquié ou Deraa, qui sont ou ont été assiégées par l’armée, les milliers de réfugiés à la frontière libanaise ou turque qui ne savent pas quand ils pourront rentrer chez eux. S’ils le peuvent un jour.

 

UN VENDREDI A DAMAS

Même si elles cherchent à réduite l’impact des manifestations aux foyers désormais militarisés, les autorités ne peuvent cacher le dispositif mis en place le jour de la prière. Y compris à Damas. Le vendredi, les rues sont désertes, seuls quelques rares individus sortent de chez eux, et bien sûr les forces de l’ordre.

Aucun Occidental à l’horizon, leur seule présence semblerait bizarre. Postés à chaque coin de rue, des policiers en tenue sont encore plus nombreux à la sortie des mosquées, puisque c’est après la prière de midi que les manifestations commencent d’habitude. Le nombre de policiers auraient même doublé depuis la mi-mars.

Ils sont accompagnés de moukhabarat, reconnaissables à leur blouson de cuir noir, à leur moustache. Ces membres des services secrets syriens, réputés pour leur redoutable efficacité, surveillent les faits et gestes des individus jugés louches. Tout le monde peut en être, le boulanger du coin de la rue, le sympathique commerçant qui s’est assis à côté de vous au café, et qui a engagé la conversation, mine de rien, pour essayer de vous soutirer des informations. C’est le cas d’Ahmad*. « Il ne faut pas rester. Dans peu de temps, les gens vont sortir de la mosquée et il y a des fauteurs de troubles parmi eux », assène-t-il, mi-rassurant, mi-inquisiteur, comme pour tester ses interlocuteurs.

La capitale est, jusqu’à maintenant, restée relativement calme. Les autorités veillent à ce que le vent de la contestation n’atteigne pas Damas. Mais si la désinformation est la règle, quelques voix dissidentes se font parfois entendre. « Bachar finira comme louis XVI. Vous savez comment, n’est-ce pas ?, plaisante Mustapha, 65 ans, antiquaire, dans sa caverne d’Ali Baba du vieux Damas. Parce qu’on en a marre ici de ces quarante ans de dictature. » Heureusement, aucune oreille indiscrète ne traînait.

* Les prénoms ont été changés.