Le Monde – Tribune : Moncef Marzouki «Ne laissons pas s’installer un discours de haine»

A l’image de la dérive des continents, les peuples occidentaux et arabo-musulmans sont en train de s’éloigner, de se défier, de se détester. Il faut agir par toutes les manifestations de paix possible, plaide Moncef Marzouki, l’ancien président de la République tunisienne d’après Ben Ali (2011-2014)

Après la parution des caricatures, en septembre 2005, dans le quotidien danois Jyllands-Posten et les manifestations violentes anti-danoises et occidentales qui s’en sont suivies dans beaucoup de pays arabes et musulmans, j’ai fait circuler, avec quelques autres intellectuels arabes, un texte qui a été signé par 150 intellectuels arabes et occidentaux.

Nous y condamnions les violences et les menaces à l’encontre de citoyens occidentaux, mais nous soulignions que la liberté d’expression devait aussi respecter les croyances et la dignité des autres dans une éthique de responsabilité. Il était très important que des hommes et des femmes de bonne volonté des deux côtés dégagent un terrain commun d’entente.

Nous étions à mille lieues d’imaginer la suite de ce que nous espérions naïvement n’être qu’un incident de parcours. Les caricatures furent reprises en février 2006 par Charlie Hebdo et Libération puis par d’autres journaux en Belgique et en Allemagne, donnant lieu dans tous les pays musulmans à une vague de protestations violentes.

Dix ans après, les massacres du début de janvier 2015 à Paris et les attentats de Copenhague, le 14 février, ont réactivé toutes les peurs et ravivé toutes les tensions. Entre les deux crises, le débat a continué de tourner en rond. «Mon droit à dire ce que je veux» contre «mon droit à ne pas être attaqué dans mes croyances», «mon droit à ne pas être menacé chez moi» contre «mon droit à ne pas être ostracisé et méprisé». Mon intransigeance contre votre intransigeance. Mes valeurs sacrées contre vos valeurs sacrées.

Dire aujourd’hui en Europe «je suis contre la violence djihadiste mais je ne suis pas Charlie» ne passe pas plus que de dire dans le monde arabo-musulman «je condamne les caricatures mais je refuse qu’on tue les journalistes». En outre, le niveau de violence verbale et physique continue de monter et nul ne sait si le pire n’est pas à venir. Les attentats terroristes n’ont jamais été aussi nombreux et meurtriers, mais les Occidentaux ne comptabilisent que ceux dont ils sont les cibles, oubliant que la majorité des victimes sont des Arabes et des musulmans. L’islamophobie en Europe, aux Etats-Unis, voire au Japon et en Chine, gagne du terrain chaque jour, en raison des amalgames entre terroristes, islamistes et islam.

La percée des partis d’extrême droite en Europe a son pendant chez nous avec la radicalisation de plus en plus rapide d’une partie de la jeunesse. Le djihadisme renforce l’islamophobie et l’islamophobie ouvre des autoroutes au djihadisme. Nous voilà tous embarqués dans un dangereux cercle vicieux. Les craquements observés voici une décennie ont fait naître une déchirure qui se transforme chaque jour un peu plus en fossé béant. Lentement mais inexorablement, le monde arabo-musulman et l’Occident se tournent le dos. D’où l’image de la dérive des peuples puisée dans celle des continents.

A l’instar de cette dernière, la dérive de nos peuples est le résultat de la conjonction de forces colossales. La crise économique stimule tous les extrémismes. L’arrêt, qu’on espère momentané, du Printemps arabe laisse de nouveau la place aux deux acteurs responsables de tous nos malheurs. La dictature renforce le djihadisme, ce dernier renforçant la dictature, et cette guerre civile arabe s’exporte en Occident accusé souvent, à juste titre, d’être l’allié de la dictature arabe.

Face à ce constat, que pouvons-nous? Que devons-nous faire? La crise économique, si elle devait être réglée, le sera à moyen terme. La reprise du Printemps arabe, seule alternative au face-à-face mortel de la dictature et du djihadisme, est un projet à long terme. A court terme, il nous faut agir sur le discours de la haine qui sature l’espace médiatique. Conséquence autant que cause, c’est un discours de rupture et d’affrontement. On est effaré devant ce qui se dit dans les médias ou s’écrit sur les réseaux sociaux. S’y expriment l’affirmation de la radicalité et de la haine, une culture de l’apocalypse, du nihilisme, et un racisme de plus en plus banalisé aussi bien au Nord qu’au Sud. Tous les ingrédients sont là pour préparer les crimes et les malheurs d’un futur sans avenir.

Voilà pourquoi nous devons nous aussi saturer cet espace médiatique mais d’un discours de paix. C’est le devoir des leaders religieux, des simples croyants, des intellectuels, des jeunes de tous les pays concernés de se prononcer haut et fort contre ce qui ressemble de plus en plus à la mise en condition pour une vraie guerre des civilisations. Les manifestations de Pegida – mouvement islamophobe – à Dresde sont considérées par les jeunes musulmans comme une déclaration de guerre. Fort heureusement, les manifestations anti-Pegida à Dresde même et dans d’autres villes allemandes sont considérées comme des déclarations de paix. Il nous faut multiplier de telles manifestations.

Le 12 mars se tiendra à Rabat un grand forum de la société civile internationale. Nous pourrions y amorcer la construction de réseaux Nord-Sud de journalistes, d’intellectuels, de dignitaires religieux, de jeunes et de femmes pour porter à la fois le discours de la paix et multiplier les manifestations de solidarité contre toutes les violences et toutes les haines.

Dans la Convention créant l’Unesco en 1945, la phrase clé est celle qui souligne «que les guerres prenant naissance dans l’esprit des hommes, c’est dans l’esprit des hommes que doivent être élevées les défenses de la paix». Plus que jamais, il nous faut gagner cette bataille des cœurs et des esprits .

Moncef Marzouki