Le Monde – En Cisjordanie, les orphelins d’Oslo « prêts à se sacrifier »

Piotr Smolar – Le Monde, dimanche 11 octobre 2015
La maison familiale au portail forgé, bordée de fleurs et d’arbustes, paraît imposante et spacieuse. A l’intérieur, les pas résonnent. Il n’y a plus de meubles, à part deux matelas jetés dans un coin et des chaises en plastique. Les occupants ont décidé de tout évacuer en catastrophe, avant qu’un bulldozer israélien n’accomplisse son œuvre punitive. Pour l’heure, la famille Halabi reçoit dans des pièces vides, à Sourda, près de Ramallah, la capitale de la Cisjordanie. Cousins, amis et voisins se succèdent pour présenter leurs condoléances. Le 3 septembre, Muhannad, 19 ans, s’est rendu dans la Vieille Ville de Jérusalem. Il a poignardé à mort deux Israéliens, avant d’être abattu.
Muhammad Halabi était étudiant en droit à l’université Al-Qods, à Jérusalem. Quelques jours avant de passer à l’acte, il avait assisté dans son établissement à une cérémonie en mémoire d’un jeune tué par des soldats israéliens, près d’Hébron. « Après ce que j’ai vu aujourd’hui, j’ai confiance dans le fait que cette université produira une génération qui lui emboîtera le pas », écrivait-il le soir même sur sa page Facebook. Cette page représentait le registre de ses colères. Elles tournaient beaucoup, depuis la rentrée, autour de la mosquée Al-Aqsa, troisième lieu saint de l’islam, située à Jérusalem-Est, sur l’esplanade des Mosquées (mont du Temple pour les juifs). Pendant les fêtes juives, les affrontements ont été presque quotidiens entre soldats israéliens et émeutiers, barricadés dans Al-Aqsa afin d’empêcher la visite sur l’esplanade de groupes de juifs extrémistes. « Colère, colère, et encore de la colère. Réveillez-vous et sauvez Al-Aqsa. Que la révolution éclate ! », écrivait Muhannad Halabi.
« On ne peut pas les contrôler »
« Je ne pensais pas qu’il avait tout cela en lui, qu’il était capable de ça, soupire Shafiq Halabi, 51 ans, père de l’assassin. C’est une génération très active et émotionnelle. Comme parents, on ne peut pas les contrôler. Ils voient les agressions quotidiennes que commettent les colons et les soldats israéliens. Mon fils est mort à cause de l’occupation et de leurs crimes. » Depuis deux semaines, le conflit israélo-palestinien, émaillé de tant de creux et de pics, enregistre une nouvelle dégradation.
D’un côté, des attaques contre des Israéliens menées par des Palestiniens isolés, en Israël et en Cisjordanie, généralement au couteau – excepté l’assassinat d’un couple de colons, le 1er octobre près de Naplouse, pour lequel une cellule du Hamas a été mise en cause. De l’autre, les scènes classiques d’émeutes. Des centaines de jeunes, le visage masqué par un tee-shirt ou un foulard, armés de lance-pierres et de cocktails Molotov, dans la fumée des pneus brûlés, face à des soldats israéliens tirant à balles réelles ou en caoutchouc. On se défie, on s’affronte, on avance, on recule, on revient le lendemain, ici ou ailleurs. On n’obtient rien, les ambulances tournent. Rien de nouveau sous le soleil noir de ce conflit interminable ? Faux.
Depuis des années, l’illusion d’un statu quo dominait. Zéro avancée politique, tandis que les colons grignotaient les terres palestiniennes, colline après colline, au mépris du droit international. Mais dans les plis de la société, en Cisjordanie, s’épanouissaient des bourgeons de colère, dont certains vénéneux. C’est la génération Oslo. Ils ont entre 16 et 25 ans et sont nés à peu près au moment où la signature des accords entre Israéliens et Palestiniens à Washington, en 1993, traçait les étapes vers la paix et un Etat palestinien. Que de désillusions depuis, de reniements, de mensonges, de violences, de guerres à Gaza. Et un système politique palestinien épuisé, archaïque, sans légitimité faute d’élections. Cette jeunesse lui préfère naturellement d’autres forums : ceux des réseaux sociaux. C’est là qu’ils se partagent les vidéos des violences militaires israéliennes, des affrontements à Al-Aqsa.
« La dynamique propre de la rue »
Habitant à Bir Zeit, Anan R., 22 ans, se présente comme « un militant de la paix ». Il évoque avec éloquence, sous couvert d’anonymat, sa génération. « Elle n’a rien à voir avec celle de la seconde Intifada, dans les années 2000. A l’époque, on naissait dans des familles Hamas ou Fatah. La génération actuelle a un avantage : la connaissance. On n’est plus ignorant. On a accès aux travaux universitaires sur notre histoire, à une multitude de sources d’information. On comprend de mieux en mieux les médias israéliens et on est très réactif. » Adepte de Facebook, « faute de la moindre source fiable d’information en Palestine », ce futur ingénieur a beaucoup voyagé, en Israël et aux Etats-Unis. Il a vu une autre vie. Anan comprend ceux qui choisissent l’action violente. « Dans l’histoire, le sacrifice humain est toujours l’outil par lequel les gens obtiennent leurs droits. »
Tant d’experts observent ces émeutiers avec les lunettes du passé. Ils imaginent que des fils invisibles actionnent leurs bras, des fils qui remontent vers des marionnettistes palestiniens aux sombres desseins. Pour les dirigeants israéliens, le premier responsable est le président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas. Celui-là même qui n’a cessé de jouer le jeu de la coordination sécuritaire avec les services de l’occupant. Mais cette approche politique néglige une vérité élémentaire, rappelée par Moustafa Barghouti. « La rue a sa propre dynamique, se réjouit l’activiste et homme politique, qui participe depuis mars au comité exécutif de l’Organisation pour la libération de la Palestine (OLP). Cette nouvelle génération, que les Israéliens pensaient pouvoir mater, compte parmi les plus patriotiques et audacieuses. Elle ressemble à la jeunesse des “printemps arabes” ou à celle de Grèce. Du coup, nos vieilles structures sont en pleine confusion ou dans le déni. »
Dans la cour de l’université de Bir Zeit, près de Ramallah, des centaines d’étudiants se sont rassemblés, en ce 7 octobre, à l’appel des syndicats. Des professeurs et beaucoup de jeunes femmes, voilées ou vêtues à l’occidentale, écoutent aussi les discours passionnés des orateurs, entrecoupés de chants patriotiques. Ils appellent à l’unité, à la résistance, à dépasser les éternels conflits entre factions. Ibrahim J., 23 ans, est l’un des cadres du Bloc islamique, la liste affiliée au Hamas, qui a remporté les élections du conseil étudiant en avril, un signal important. Il s’époumone au micro, fait applaudir le nom des « martyrs » qui ont fait couler le sang israélien au cours des derniers jours. Mais l’activiste est conscient des limites des organisations classiques. « Pour l’instant, confie-t-il, nous n’avons pas de stratégie claire. Nous sommes aux côtés des gens. Nous suivons la rue. »
« Un appel au réveil collectif »
A l’écart, Moumin Mousameh discute avec ses copains, qui se destinent comme lui à devenir ingénieurs. Il faut le voir, ce petit homme de 18 ans, derrière ses lunettes Hugo Boss aux branches blanches, qui semble sourire à la vie avec facilité. Il faut le voir, puis l’écouter, pour être tétanisé par le contraste. Moumin parle d’une petite voix tranchante. Il vit à Tulkarem, tout au nord de la Cisjordanie. Chaque jour, il prend une navette qui l’emmène à l’université. En temps normal, le trajet dure une heure. En ce moment, c’est le double, à cause des restrictions israéliennes sur les routes, qui obligent à des contournements. « Je ne crois pas à la résistance pacifique, dit-il. Oslo, c’est la perte de nos terres. Ce qui a été pris par la force doit être repris par la force. Celui qui nous attaque doit être attaqué. » Et lui ? « Bien sûr, je suis prêt à me sacrifier. Ma mère serait fière. » Bluff ? Même si c’est le cas, la réponse dit un état d’esprit.
Il y a trois ans, Moumin s’est rendu avec un cousin dans la Vieille Ville de Jérusalem, pour prier à Al-Aqsa. Par curiosité, il a traversé, ébahi, le quartier juif. Y a-t-il une différence entre attaquer un soldat et un civil ? « Non. Même les civils servent dans l’armée comme réservistes. Les femmes aussi. » On lui demande s’il a déjà rencontré un Israélien. « Oui, un. Enfin, c’était un juif de Syrie. » A cette même question, la plupart des étudiants répondent par la négative. « Et je ne veux pas en rencontrer, précise Ossaid Qaddoni, 18 ans. Quand ils quitteront les terres occupées depuis 1967 [conquises par Israël après la guerre des Six-Jours], on discutera. Non. Attendez. Les juifs devraient rentrer d’où ils viennent, en Europe et aux Etats-Unis. » Fils d’un électricien et d’une pharmacienne, cet étudiant proche du Bloc islamique veut devenir informaticien. Il soutient les attaques au couteau, « car c’est un appel au réveil collectif ».
« On est assiégés, entourés par les colonies »
A la sortie nord de Ramallah, près du checkpoint du DCO, des centaines de jeunes affrontent chaque jour les soldats israéliens, à proximité d’une station essence. Beaucoup de gamins, cartables sur le dos, viennent dès la sortie des classes. Des filles aussi, masquées par un foulard. Rami Mesleh, 19 ans, est venu voir. Etudiant en littérature, il est harcelé au téléphone par sa mère. Elle veut qu’il rentre, qu’il soit en sécurité. « Je l’écoute, mais pas toujours », sourit-il, avant d’énumérer les doléances de l’occupation. « Notre premier problème, ce sont les routes. On est assiégés, entourés par les colonies, il y a des barrages entre nos villages. Ensuite, on ne peut pas aller à Al-Aqsa, faute de permis. » A aucun moment, ni lui ni les autres jeunes n’évoquent le besoin d’un Etat palestinien. Comme si ce deuil-là avait été fait, depuis 1993.
Dans la maison des Halabi, à Sourda, on s’attend à un retour imminent des soldats. Personne ne renie le « sacrifice » de l’assassin. Enfin, pas tout à fait. Muhannad Younès, 19 ans, est un ami du quartier. Il travaille comme barbier, tout en étudiant la production vidéo. Il allait souvent fumer le narguilé ou boire un soda avec l’auteur de la double agression. Il est venu saluer la famille, pas le geste. « Ce qu’il a fait est inacceptable. Il y aura une punition collective de la part des Israéliens, et la Palestine n’en sera pas plus libérée. Ceux qui sont prêts à commettre de tels actes sont les exceptions. La majorité d’entre nous n’est pas intéressée par les causes politiques. On pense plus à vivre à l’occidentale. »