La violence, nos positions morales et l’égale dignité de toutes les vies humaines.

Nous rassemblons ici des réflexions qui nous parviennent d’amis ou d’organisations proches, et qui tendent à sortir de la spirale indéfinie de la violence et de la haine mutuelle. Peut-être ces positions peuvent-elles contribuer à développer une solidarité avec toutes les victimes, à faire résonner les appels au cessez-le-feu, de l’ONU en premier lieu. Et à soutenir les organismes comme l’OCHA (*) qui, pour sauver des vies, payent un lourd tribut de morts dans les ruines de Gaza. Une certaine pression sur les politiques est-elle encore possible, alors même que la plus grande puissance du monde s’engage de tout son poids dans la guerre ?

(*) OCHA, Office for the Coordination of Humanitarian Affairs, Bureau de coordination des affaires humanitaires au sein de l’Organisation des Nations Unies.

  • Judith Butler, AURDIP
  • Gideon Levy, Middle East Eye
  • Bertrand Badie, entretien sur Mediapart
  • Ziad Medoukh, enseignant de Français à l’Université de Gaza

Le compas du deuil, par Judith Butler
(Association des Universitaires pour le Respect du Droit International en Palestine, AURDIP)

Voici la conclusion de cette longue et douloureuse réflexion :

Pourquoi ne pouvons-nous condamner moralement des actes horribles sans perdre nos pouvoirs de penser, de savoir et de juger ? Nous pouvons certainement, et nous devons, faire les deux.

Les actes de violence dont nous sommes témoins dans les médias sont horribles. Et à ce moment d’attention médiatique accrue, la violence que nous voyons est la seule violence que nous connaissons. Pour me répéter : nous avons raison de déplorer cette violence et d’exprimer notre horreur. Je suis malade depuis des jours. Tous les gens que je connais vivent dans la peur de ce que la machine militaire israélienne fera ensuite, se demandant si la rhétorique génocidaire de Netanyahou se matérialisera en un assassinat de masse des Palestiniens. Je me demande si nous pouvons pleurer, sans restriction, les vies perdues à Tel-Aviv, aussi bien que celles perdues à Gaza, sans être embourbés dans des débats sur le relativisme et l’équivalence. Peut-être qu’un compas plus large pour le deuil servirait un idéal plus substantiel d’égalité, un idéal qui reconnaisse à toutes les vies une capacité égale à être regrettées, et qui incite à s’indigner de ce que ces vies qui n’auraient pas dû l’être aient été perdues, de ce que les morts auraient mérité de vivre plus longtemps et de ce que leurs vies soient également reconnues. Comment pouvons-nous même imaginer une égalité future des vivants sans reconnaître, comme le Bureau des Nations unies pour la Coordination des Affaires humanitaires l’a documenté, que les forces et les colons israéliens ont tué près de 3800 civils palestiniens depuis 2008 en Cisjordanie et à Gaza, avant même que les actions en cours ne commencent. Où sont les larmes du monde pour eux ? Des centaines d’enfants palestiniens sont déjà morts depuis qu’Israël a commencé ses actions militaires de « revanche » contre le Hamas, et beaucoup d’autres vont mourir dans les jours et les semaines à venir.

Nous n’avons pas besoin de mettre en péril nos positions morales pour prendre un peu de temps afin d’étudier l’histoire de la violence coloniale et d’examiner le langage, les narratifs et les cadres opérant actuellement pour rapporter et expliquer — et interpréter par avance — ce qui arrive dans la région. Cette sorte de connaissance est cruciale, mais pas dans le but de rationaliser la violence existante ou d’autoriser davantage de violence. Son but est de fournir une compréhension de la situation plus juste que ce qu’un cadrage du seul présent, sans contestation, peut fournir. De fait, il peut y avoir d’autres positions d’opposition morale à ajouter à celles que nous avons déjà acceptées, y compris une opposition à la violence militaire et policière qui sature les vies palestiniennes de la région, arrachant leurs droits à pleurer, à connaître et à exprimer leur indignation et leur solidarité et à trouver leur propre voie vers un futur de liberté.

Personnellement, je défends une politique de non-violence, tout en sachant que cela ne peut opérer comme un principe absolu applicable à toutes les occasions. Je maintiens que les luttes de libération qui pratiquent la non-violence aident à créer le monde non violent dans lequel nous voulons vivre. Je déplore sans équivoque la violence en même temps que, comme tant d’autres, je veux faire partie de ceux et celles qui imaginent et luttent pour une vraie égalité et une vraie justice dans la région, de la sorte qui forcerait des groupes comme le Hamas à disparaître, qui mettrait fin à l’occupation et ferait fleurir de nouvelles formes de liberté et de justice politique. Sans égalité ni justice, sans une fin à la violence d’Etat exercée par un Etat, Israël, qui s’est lui-même fondé dans la violence, aucun avenir ne peut être imaginé, aucun avenir de paix authentique — c’est-à-dire pas la « paix » comme un euphémisme pour la normalisation, ce qui signifie conserver des structures d’inégalité, d’absence de droits et de racisme en place. Mais un tel avenir ne peut advenir sans que nous restions libres de nommer, de décrire et de nous opposer à toute violence, y compris la violence d’Etat israélienne sous toutes ses formes, et de le faire sans peur de la censure, de la criminalisation et d’une accusation malveillante d’antisémitisme. Le monde que je veux est un monde qui s’opposerait à la normalisation du régime colonial et soutiendrait l’autodétermination et la liberté palestiniennes, un monde qui, en fait, réaliserait les désirs les plus profonds de tous les habitants de ces pays pour vivre ensemble dans la liberté, la non-violence, l’égalité et la justice. Cet espoir semble sans doute naïf, même impossible, à beaucoup. Néanmoins, quelques-uns d’entre nous s’y accrochent plutôt sauvagement, refusant de croire que les structures qui existent maintenant existeront toujours. Pour cela, nous avons besoin de nos poètes et de nos rêveurs, des idiots indomptés, de la sorte qui sait comment organiser.

Judith Butler

Texte intégral : https://aurdip.org/le-compas-du-deuil/

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Gideon Levy

Guerre Israël-Palestine : le monde ne peut pas regarder ce massacre les bras ballants (Middle East Eye)

Dans un article pour le média en ligne Middle East Eye, Gideon Levy, chroniqueur et membre du comité de rédaction du journal israélien  Haaretz, appelle à prendre en considération la terreur qui s’abat  actuellement sur les Palestiniens de Gaza. Voici quelques extraits de cet article.

Israël a été choqué et a cherché à se venger. Ce souhait est désormais exaucé. À l’heure où j’écris ceci, tous les habitants de Gaza sont devenus les victimes potentielles d’une violence que même eux, bien qu’ils connaissent déjà l’horreur et la souffrance, n’ont encore jamais connue.

Le traumatisme de la Nakba

Des milliers et peut-être des dizaines de milliers de Palestiniens à Gaza n’en n’ont plus pour longtemps. Leurs maisons, leurs vies et leur univers seront totalement anéantis.

Ceux qui sont contraints d’évacuer se souviendront certainement de la façon dont leurs parents et grands-parents ont été contraints d’évacuer des centaines de villages dans leur patrie en 1948, sans possibilité de retour. Le traumatisme de la Nakba sera ravivé dans toute son intensité à Gaza.

Israël ne doit pas mal interpréter la compassion et la solidarité qu’une grande partie du monde extérieur lui témoigne actuellement.

Il doit être clair que, nonobstant la compassion humaine amicale et compréhensible qui a été exprimée, la réponse d’Israël doit avoir ses limites

La communauté internationale ne laissera pas Israël faire n’importe quoi à Gaza aux dépens de deux millions de personnes sans défense qui n’ont nulle part où fuir, nulle part où se cacher et aucun moyen de sauver leurs enfants.

(…)

Une grande part de responsabilité incombe désormais à la communauté internationale. Les visites des dirigeants américains et européens et le discours particulièrement compatissant du président américain Joe Biden envers Israël ne doivent pas nous induire en erreur.

(…)

Gideon Levy
17 octobre 2023

Article original en anglais https://www.middleeasteye.net/opinion/israel-palestine-war-gaza-world-slaughter-stand-watch

Traduit de l’anglais par VECTranslation

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Bertrand Badie

Guerre au Proche-Orient : les mots et l’histoire du conflit

Voici la conclusion d’un entretien donné à Mediapart par Bertrand Badie, professeur émérite des universités à l’IEP de Paris (Sciences Po).

“De par ma bi-culturalité, persane et française, et pour avoir de par mon métier eu l’occasion de visiter 115 pays et y avoir fait des conférences, cela m’a appris une chose que je voudrais dire de manière très calme et solennelle :

Un humain vaut un autre humain, ça veut dire que la souffrance d’un être humain est égale à la souffrance d’un autre être humain. Ma sympathie d’âme est toute entière avec les martyrs de Sdérot, comme avec les martyrs de Gaza. Je pense que si on veut entrer dans un monde mondialisé, il faut faire de ce principe la base de tout et surtout rompre avec une culture hiérarchique. On gagne la bataille de la mondialisation, si on gagne la bataille de l’humain. Si vous ne partez pas de cette unité de l’humanité, vous tombez, soit dans le délire de la police de pensée, soit dans un racisme structurel.”

Ci-dessous la totalité de l’entretien.

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Ziad Medoukh,

entretien donné au journal luxembourgeois “L’Essentiel”

le 19 octobre 2023. “Je préfère mourir chez moi, à Gaza, plutôt qu’en exil”

Ziad Medoukh, habitant de Gaza, enseignant de français, qui correspond et fait correspondre régulièrement ses étudiants avec ses amis de Paris, devait participer à un colloque sur le droit international, samedi 14 à Luxembourg. Il raconte à L’essentiel son quotidien dans l’enclave palestinienne, pilonnée sans relâche depuis douze jours par l’armée israélienne.

par Yannis Bouaraba

  • (…) Pouvez-vous nous décrire la situation dans la ville de Gaza ?

Ziad Medoukh : C’est une horreur, à tous les niveaux. Les bombardements ne s’arrêtent pas, personne n’est à l’abri de cette folie meurtrière. J’ai passé ma vie ici, j’ai vécu plusieurs guerres mais je n’ai jamais rien vu de tel. La population est sous le choc, elle est affamée et vit dans une angoisse constante. Les hôpitaux sont débordés et ne peuvent plus accueillir de blessés. Nous avons quelques heures d’électricité par jour, nous rechargeons nos téléphones chez des voisins qui ont des panneaux solaires ou dans des centres d’accueil.

  • L’armée israélienne a demandé à la population d’évacuer vers le sud. Vous n’avez pas suivi cette recommandation…

ZM. J’ai envoyé ma femme et mes enfants vers le sud, après huit jours de guerre, mais j’ai décidé de rester ici. Je prône la résistance non violente. Rester chez moi, attaché à ma maison, cela correspond à mes principes. Des gens ont tenté de fuir vers le sud mais se sont fait tuer sur les routes désignées pour ces évacuations. Personne n’est à l’abri.

(…)

Voir la totalité de l’interview https://www.lessentiel.lu/fr/story/je-prefere-mourir-chez-moi-a-gaza-plutot-qu-en-exil-477248567530

Ziad Medoukh devait participer à un symposium sur la Cour pénale internationale, prévu pour le 21 octobre 2023, à l’Abbaye de Neumünster, en tant que grand témoin, à l’initiative du Comité pour une Paix Juste au Proche-Orient. Le colloque a été annulé et reporté.

Ziad Medoukh anime une chaîne Youtube éducative en français, Gaza La vie, https://www.youtube.com/c/GazaLaVie. Voici son témoignage depuis Gaza.

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