Il faut un ultimatum humanitaire pour Alep

 

Article paru dans Le Monde (« Débats et analyses», p. 23), 7 décembre 2016.

Il faut un ultimatum humanitaire pour Alep

 

Jusqu’au dernier moment, les plus de 250.000 civils pris dans la nasse d’Alep auront espéré que leurs appels au secours rallumeraient une étincelle de conscience chez les moins blasés des Européens qui assistent en direct à leur agonie.

Revenu à Paris pour faire entendre leur supplique, après sa visite à l’Assemblée nationale et à l’Élysée des 18 et 19 octobre en compagnie du président des « Casques blancs » syriens, Brita Hagi Hasan, le « maire » d’Alep-Est (président du conseil local de la ville, élu par soixante-trois comités de quartier en décembre 2015) n’exige nullement l’impossible. Les demandes pourtant raisonnables de l’opposition démocratique syrienne, relayées en France depuis 2011 par nombre d’associations, de médecins, de syndicalistes, d’artistes et de chercheurs – à savoir la déclaration d’un cessez le feu durable pour favoriser des négociations en vue d’une solution politique, l’instauration d’une zone d’exclusion aérienne au-dessus des cités échappant au contrôle des sbires de Bachar al-Assad, sinon, à défaut, la livraison à des groupes de l’Armée syrienne libre (ASL) bien identifiés d’armes de défense anti-aériennes pour protéger les populations contre les bombardements et les largages de barils d’explosifs ou de charges de gaz – ont été balayées les unes après les autres, il le sait. Constatant la mort clinique d’une ONU dont le Conseil de sécurité est paralysé par les vétos à répétition du représentant russe, il en appelle simplement à ce qui reste d’humanité dans une communauté internationale qui préfère détourner le regard.

L’intention de Bachar Al-Assad, avec l’aide de ses alliés, d’écraser les quartiers rebelles et d’exterminer une partie de son peuple ne peut plus être récusée. L’urbicide en cours à Alep prend désormais les proportions d’un génocide, selon les termes de l’article 2 de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide du 9 décembre 1948, ratifiée par 147 états (y compris la Russie, en 1949, et la Syrie, en 1955), dont la Cour internationale de justice de La Haye a posé qu’elle leur donne obligation d’agir pour y faire obstacle. Reste à savoir comment.

Brita Hagi Hasan ne se prononce pas sur les tractations discrètes qui, selon Le Monde, se tiendraient à Ankara entre des représentants de l’opposition syrienne et des émissaires de la présidence russe, par l’entremise des Turcs et des Jordaniens, au sujet de l’éventuelle exfiltration des combattants du Fatah Al-Cham (ex Front Al-Nosra) en échange d’un arrêt des bombardements et d’un passage de l’aide humanitaire. À supposer qu’un tel accord soit viable, il ne constituerait une solution satisfaisante qu’à la condition de vraiment garantir la protection des civils.

Il insiste en revanche sur la nécessité d’une cessation immédiate et sans condition des bombardements, afin de permettre en toute sûreté l’évacuation des habitants qui le souhaitent, quelle que soit la zone qu’ils auraient l’intention de gagner: la partie ouest d’Alep et les régions sous contrôle gouvernemental, où les hommes risquent à tout moment l’arrestation, la torture ou l’exécution sommaire ; les environs d’Idlib, où les populations sous administration des conseils locaux subissent déjà des raids très meurtriers des forces russes et syriennes ; d’autres zones encore, en particulier celle d’A’Zaz, limitrophe de la Turquie, accessible au nord d’Alep par la route du Castello, où des bataillons de l’ASL appuyés et financés par l’armée turque ont enfoncé un coin entre les territoires conquis par les miliciens kurdes des « Unités de protection du peuple » (YPG), la branche syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).

Cette dernière voie semble a priori la moins périlleuse, mais rien n’autorise à la considérer comme sûre tant que son accès demeure bloqué par les soldats du régime et ses supplétifs, faute aussi de connaître les conditions dans lesquelles des dizaines de milliers de réfugiés pourraient y affluer en affrontant l’hiver. C’est pourquoi Brita Hagi Hassan répète que l’ouverture d’un ou plusieurs couloirs humanitaires devrait certes intervenir au plus vite, mais être assortie de garanties internationales afin que les familles en fuite ne soient pas fauchées en route ou tuées à l’arrivée.

À notre avis, une telle demande ne saurait être entendue de Moscou et imposée à Damas que dans la mesure où un petit groupe de pays, disposant de moyens logistiques adéquats et assumant une position en pointe dans le traitement diplomatique de la crise, France en tête, lanceraient au président Poutine un « ultimatum humanitaire », pour le sommer de faire cesser le feu sans délai et de permettre l’acheminement par voie terrestre de convois d’aide médicale et alimentaire. Ces mesures représenteraient un premier gage de fiabilité des corridors sécurisés que les civils pourraient alors emprunter s’ils désirent quitter les poches défendues par les rebelles, sans que nul ne soit forcé à partir ni à rester.

Ces puissances annonceraient dans le même temps qu’en cas de refus ou de non réponse de la partie russe dans un délai de quatre ou cinq jours – car l’urgence prime et Vladimir Poutine excelle en ruses dilatoires –, elles se verraient contraintes d’affréter elles-mêmes au jour de l’échéance, selon un plan de vol publiquement annoncé, un cortège d’avions cargos, civils ou démilitarisés, pour parachuter sur les quartiers assiégés des vivres, de l’eau potable, des médicaments, du matériel chirurgical, des groupes électrogènes, en vue de secourir les innombrables personnes menacées de mourir de faim, de soif ou de maladie, rongées par le chlore, écrasées sous les décombres, criblées d’éclats d’obus ou de sous-munitions. Vladimir Poutine se verrait tenu directement responsable, devant l’ensemble des opinions publiques du monde, de la moindre attaque tentée contre un de ces aéronefs. Il ne s’agirait évidemment pas de le menacer de représailles militaires mais de l’avertir des graves répercussions qu’un acte hostile ne manquerait pas d’entraîner sur l’ensemble des dossiers qui font actuellement l’objet de négociations entre la Russie, l’Europe et les États-Unis, notamment sur le plan économique.

Les conseillers diplomatiques et les experts en stratégie des capitales occidentales craignent que les radars russes ou la DCA syrienne n’accrochent un avion d’un pays de l’OTAN ou d’un autre membre de la coalition mobilisée contre Daech s’il pénètre l’espace aérien de la Syrie.

Ce risque réel pourrait être grandement atténué si trois ou quatre capitales avertissent l’assemblée des nations du caractère exceptionnel et borné d’une telle incursion, de sa légitimité au regard de la convention de 1948, ainsi que de ses objectifs strictement humanitaires. La brutalité de l’aviation russe étant déjà déchaînée, il ne s’agirait aucunement de provoquer une surenchère de violence, mais tout au contraire de signifier fermement aux autorités russes que l’humanité ne saurait tolérer, quel qu’en soit le prétexte, le supplice de dizaines de milliers de victimes supplémentaires dans un conflit qui en a coûté plus de 300.000 au bas mot.

Il ne s’agirait pas davantage d’organiser un pont aérien durant des mois, mais simplement d’amener la Russie à consentir enfin – en y contraignant ses obligés, le régime de Damas et les milices libanaises, iraniennes ou irakiennes qui l’assistent – la fin des bombardements, l’acheminement par la route, sous le drapeau des Nations unies, d’une aide à la survie des populations, régulièrement promise et toujours entravée, ainsi que la libre circulation des civils.

À ceux qui s’empresseront d’objecter qu’il serait inconséquent de mettre de la sorte en danger des personnels de bord, on posera en retour ces quatre questions. Pensent-ils, comme on serait tenté de le croire à entendre les troublants discours de François Fillon, Marine Le Pen et même de Jean-Luc Mélenchon, qu’on s’afflige de voir ainsi s’aligner sur le maître du Kremlin, que la paix et la sécurité du continent européen sortiraient renforcées d’un nouveau droit de carnage attribué à Vladimir Poutine, sans autre limite qu’une réprobation de pure forme, après les désastres de Tchétchénie, de Géorgie, d’Ukraine et de Crimée ? Jugent-ils l’éthique de nos sociétés si délabrée qu’une telle mission ne puisse motiver quelques volontaires et être approuvée par une large partie de l’opinion ? À quoi bon l’effort de défense des nations démocratiques si aucune d’entre elles n’est capable de risquer la vie d’un équipage pour tenter de préserver celle de près de 100.000 enfants? Enfin de quel argument pourra se prévaloir l’Europe, dans la lutte contre le terrorisme qui prospère dans ses failles, pour promouvoir la tolérance entre citoyens de toutes opinions et croyances, si elle se lave des mains du sort d’un quart de millions d’assiégés, parce qu’ils ont le tort d’appartenir au monde musulman et le toupet d’aspirer à la liberté ?

Il est aisé de moquer les prétentions de la politique étrangère française et de gloser sur les marges de manœuvre réduites de l’hôte de l’Élysée. Si François Hollande prépare sa sortie comme Barak Obama la sienne, si Theresa May négocie celle de son pays de l’Union européenne tandis qu’Angela Merkel brigue un quatrième mandat, ces quatre dirigeants n’en ont pas moins de solides leviers en mains. L’heure d’un des plus sinistres massacres depuis la Deuxième Guerre mondiale a sonné: c’est pour eux le moment de faire preuve d’un sens de l’histoire. Il faut redouter sinon, comme l’a dit l’ambassadeur de France au Conseil de sécurité de l’ONU, qu’Alep ne devienne « un trou noir qui aspire et détruit toutes les valeurs qui sont celles des Nations unies, et enfin la promesse de terribles drames à venir ».

Marcel Bozonnet, metteur en scène, Jack Ralite, ancien ministre, et Emmanuel Wallon, professeur de sociologie politique, animent l’Appel d’Avignon à la solidarité avec le peuple syrien.