Bernard Janicot : L’esprit de Tibhirine, 17 ans après…

 

17 ans déjà que les sept moines trappistes de Tibhirine ont été enlevés et assassinés. Séjournant pour quelques jours dans le monastère début Juillet 2013, je constate de mes propres yeux qu’il est loin d’être mort.

 

 

Lisant ces derniers temps plusieurs ouvrages dont il sera question dans ce texte, je constate aussi qu’au-delà de la polémique sur les conditions de leur mort, dans laquelle je ne souhaite pas rentrer ici, leur vie, leur témoignage continue à susciter l’intérêt…

Pourquoi cet intérêt ? C’est l’objet du texte qui suit.

Quand Tibhirine devient tristement célèbre :

Au cours de la nuit du 26 au 27 Mars 1996, sept moines sont réveillés en sursaut, et enlevés dans le monastère Notre-Dame de l’Atlas, dans le douar (le hameau) de Tibhirine, à une dizaine de kilomètres de la ville de Médéa, dans l’Atlas Algérien.

On ne devait jamais les revoir. Seules leurs têtes ont été retrouvées le 30 Mai après qu’un communiqué attribué aux Groupes Islamiques Armés (GIA) ait annoncé et revendiqué leur mort le 21 Mai. Les têtes furent inhumées dans le cimetière du monastère le 4 Juin dans des tombes que les voisins avaient tenues à creuser eux-mêmes.

Encore inconnus de tous ou presque au début mars, les sept moines enlevés devinrent l’objet de la prière de très nombreux chrétiens un peu partout dans le monde : on se souvient par exemple des sept cierges sur l’autel de Notre-Dame de Paris .Deux autres : Amédée et Jean-Pierre n’ont pas été repérés, tout comme les autres visiteurs, assez nombreux dans le monastère et l’hôtellerie cette nuit à cause du Ribat.

Et quand on apprit leur mort, une vague de tristesse, d’écrasement, de réprobation, de révolte aussi parcourut non seulement le monde chrétien, mais aussi une bonne partie du monde musulman, et pas seulement en Algérie… « Ils ont osé ! » nous disait-on alors.

La découverte et la publication dans la presse du « Testament  de Frère Christian », a rajouté encore à l’émotion. Mais surtout ce texte court, mais dont chaque mot est pesé, a été le point de départ, d’une réflexion sur ce que j’appelle ici, à la suite de Frère Jean-Pierre, le dernier survivant de Tibhirine, « l’esprit de Tibhirine »[1]

Mais avant de détailler cet esprit, revenons un peu en arrière, car Notre-Dame de l’Atlas a une assez longue histoire

 

Notre-Dame de l’Atlas.

L’histoire commence en 1843, quand les Trappistes de Notre-Dame d’Aiguebelle fondent une abbaye à Staouéli, à une cinquantaine de kilomètres à l’Ouest d’Alger. Staouéli, rendue célèbre par Charles de Foucauld, et sa correspondance avec le Frère Jérôme, sera abandonnée en 1904.

C’est en 1938 que treize moines fondent près de Médéa’ Notre-Dame de l’Atlas, rattachée à Aiguebelle. Leur nombre atteint la trentaine dans les années 40/50. Pendant la guerre de libération nationale, le frère médecin, Luc, se fait connaître pour les soins prodigués à tous. En 1962 il ne reste que quelques moines. Après l’indépendance de l’Algérie, la fermeture du monastère est envisagée, mais le décès de l’abbé général de l’Ordre cistercien de la stricte observance, Dom Gabriel Sortais, le soir même de la signature du décret de fermeture du monastère, suspend la décision. Mgr Léon-Etienne Duval, archevêque d’Alger, demande alors aux responsables de l’ordre de maintenir une communauté monastique à Tibhirine. Huit nouveaux frères, issus des monastères de Timadeuc et d’Aiguebelle, arrivent en 1964.

Ceci pour retracer rapidement l’histoire, assez longue finalement de ce monastère dont l’esprit, on s’en doute, a considérablement évolué. En 1843 les moines avaient pour devise : « Par l’épée, la Croix et la charrue » ; au moment de leur installation à Tibhirine, les moines ne conservent que « Par la Croix et la Charrue »…. Et il ne serait pas faux de dire que dans les toutes dernières années, elle était devenue « Désarmes-les, Désarmes-nous ! » C’est dire le chemin parcouru.

Chemin parcouru aussi dans les relations avec le voisinage : le hameau est habité par des algériens musulmans. Chemin parcouru aussi dans les relations entre les moines avec l’Islam.

Succédant au Frère Jean de la Croix, ancien abbé d’Aiguebelle, de grande envergure, mais plus classique dans sa vie monastique, l’élection du Frère Christian, comme prieur en 1984 marqua un approfondissement très sensible, à la fois des relations avec le voisinage, et de celles avec l’Islam.

Les années 90 avec l’émergence de la violence extrême autour du monastère, seront des années d’approfondissement spirituel, dont les écrits de Frère Christian de Chergé, mais aussi de Frère Christophe sont les échos les plus connus. Des années qui se terminent donc en Mars 96 par leur enlèvement, puis leur assassinat.

Au lendemain de l’enterrement des restes des moines

Logiquement l’histoire de Tibhirine devait s’arrêter là…

Sept moines sur neuf sont morts ; les deux survivants, Amédée et Jean-Pierre partent pour le monastère Notre Dame de l’Atlas de Midelt au Maroc : le monastère est vide.

Et pourtant, l’aventure Tibhirine ne s’est pas arrêtée là…

Les bâtiments, assez imposants, du monastère, certes pas en très bon état, mais cela était déjà vrai du temps des moines, sont toujours là, et n’ont pas été pillés. Tout est en place dans le monastère. Des travaux ont même été entrepris pour lui redonner quelque jeunesse. Une pièce a été installée pour rendre compte de la vie des moines, leur rendre hommage. Les chambres du frère Luc et de Jean-Pierre ont été repeintes et accueillent maintenant des retraitantes. Les toitures vont être refaites à l’automne 2013.

Les terres agricoles, gérées comme une coopérative, sur lesquelles travaillaient les moines, et qui les faisaient vivre, sont toujours là, entretenues, mises en valeur, par des voisins algériens, musulmans, et par le Père Jean-Marie Lassausse, auteur d’un très beau récit-témoignage : « Le jardinier de Tibhirine »[2] et même probablement mieux que du temps des moines… Cinq hectares de pommiers ont été plantés en 2001, sur les sept hectares du domaine. Des tonnes de pommes sont vendues, plusieurs milliers de pots de confitures sont fabriqués chaque année. Du tilleul, de la lavande, et des légumes sont écoulés au marché de Médéa et auprès des nombreuses personnes qui passent au monastère.

Le Testament spirituel du frère Christian a fait le tour du monde, traduit dans toutes les langues.

Et de nombreux livres ont commencé à paraître : les principaux écrits de Christian, ceux du Frère Christophe ; puis des livres d’analyse comme celui du Père Christian Salenson [3]: « Christian de Chergé, une théologie de l’espérance », sans compter les innombrables livres et articles entourant les circonstances de leur enlèvement et de leur mort. Et bien entendu vint le film « Des hommes et des dieux » avec le succès qu’on lui connait. Il faudrait y ajouter un autre documentaire très bien fait : «  Le testament de Tibhirine »

Tout cela montre à l’évidence que Mai 1996 ne marque pas la fin de Tibhirine, même si, pour le moment, le monastère n’abrite pas de moines.

« L’héritage des moines dépasse largement les circonstances particulières et difficiles de l’Eglise d’Algérie » écrit Jean Marie Lassausse, qui cite ensuite Christian Salenson : « L’expérience de Tibhirine est un signe des temps offert à toute l’Eglise… Peu à peu s’est forgée en moi l’intime conviction que ce petit monastère précaire dans une Algérie étouffée, était pour notre temps un signe de l’Esprit proposé à tous. »

 

Ce que je nomme, à la suite du Frère Jean-Pierre, l’esprit de Tibhirine, est né et se développe.

De quoi est fait cet « esprit de Tibhirine » ?

Avant de citer le Frère Jean-Pierre, je voudrais en faire une description plus personnelle :

L’accueil : il était essentiel pour les moines (sauf pendant les temps de prière, connus des voisins). Il pouvait aussi bien s’agir de passer chercher des fruits ou des légumes, de l’eau quand le village en manquait, que de demander un conseil, ou simplement de venir dire bonjour et de bavarder quelques minutes ou une heure avec l’un ou l’autre.

Le frère médecin, Luc, et son infirmerie « de campagne » ont joué un rôle essentiel dans l’émergence de cet esprit. Une disponibilité « bougonne » de tous les instants, une réelle attention, et une vraie connaissance des personnes, un souci des pauvres… et une réelle compétence et efficacité médicale, dans ce coin perdu où la santé publique était encore bien faible… Il a soigné tout le monde, vraiment tout le monde… dans la plus grande des discrétions, et en gérant parfois des situations compliquées.

Le jardin (le nom même de Tibhirine vient de là : les jardins en berbère local) est le lieu d’une vie intense, depuis fort longtemps, entre les moines et le voisinage. D’abord ouvriers agricoles au service des moines, ceux-ci sont devenus associés du domaine du monastère dans les années 80, sous l’impulsion du frère Christophe. Le travail comme lieu de rencontre… Jean Marie Lassausse insiste beaucoup sur cet aspect de sa présence au monastère.

Des cours de français ou d’arabe (car Amédée et Christian étaient de très bons arabisants) aux enfants, aux jeunes du voisinage : encore une occasion de créer des liens

Les retraitants et retraitantes chrétiens généralement, mais pas uniquement. Des algériens musulmans aimaient et aiment encore profiter de ce lieu, véritable havre de paix, de silence, de spiritualité.

La vie fraternelle des moines. Je ne m’étendrais pas trop sur ce point… mais elle est une évidence. Une vie fraternelle communautaire qui n’a pas été un long fleuve tranquille. Les frères avaient des personnalités très marquées, à commencer par frère Christian… Mais il en était de même de Luc, de Christophe. Tous n’avaient pas les mêmes conceptions de la vie monastique à Tibhirine. La manière de mener le monastère de la part de Christian n’a pas toujours fait l’unanimité. Sa manière d’envisager les relations avec l’Islam non plus. Que de débats y eut-il dans cette communauté ? Que s’est-il dit dans les secrets des milliers de chapitres ? Combien de conversations, d’échanges, de conciliations ont été nécessaires pour arriver à cette ligne commune qui fut la leur ? On ne le saura jamais. Mais par-delà tous ces débats, tous ceux qui les connaissaient leur reconnaissaient leur franchise, leur souci de vérité, de clarté, et leur recherche d’une plus grande vérité.

La prière des moines  Elle était classique. C’était la prière de tout Trappiste dans le monde, avec cette  journée de travail entrecoupée des temps de prière. Une journée qui commençait très tôt, vers 5h du matin… L’Eucharistie, la prière silencieuse, la lecture de la Bible… Tout cela, qui constitue la charpente de la vie monastique, ils le vivaient comme tous les Trappistes. Ils le vivaient sobrement, pauvrement ; aucun d’entre eux n’était un grand chanteur. Ils le vivaient dans une grande proximité avec leur voisinage… non seulement parce que les voisins respectaient leurs temps de prière, mais aussi parce que la vie des voisins, des collaborateurs, du pays imprégnaient leur prière. Il faudrait aussi parler des homélies, toujours très travaillées, du frère Christian. En un mot, ils étaient « des priants parmi les priants » de l’islam. Ils aimaient souvent rappeler cet écho que faisait en eux l’appel de la cloche, celle du monastère appelant à la prière chrétienne, et celle du muezzin de la mosquée proche, appelant les musulmans, les voisins à la prière.

Le Ribat-es-Salem « le lien de la paix » fut la forme la plus élaborée de la rencontre entre chrétiens et musulmans et dans laquelle le rôle du monastère, de Frère Christian, mais aussi de Christophe, a été essentiel. Mgr Claude Rault, actuel évêque du Sahara,  en a été un des premiers artisans. Ce dernier écrit dans son livre « Désert, ma cathédrale »[4] en parlant de Christian de Chergé : « L’un et l’autre (mais nous n’étions pas les seuls !), nous étions très marqués par la proximité d’amis musulmans, souvent des gens très simples, qui vivaient dans une grande familiarité avec Dieu et un amour concret du prochain. Nous avions du mal à partager cette expérience spirituelle autour de nous, nous avions l’impression de la vivre de façon assez isolée. Comment sortir de cet isolement pour créer entre nous chrétiens, d’abord, mais aussi entre chrétiens et musulmans, un lien de communion plus visible ? Nous avons pris rendez-vous à Tibhirine le 24 mars 1979… »[5]. En décembre 79, une initiative d’un groupe de musulmans soufis de Médéa – appartenant à la confrérie Alawiyya dont le siège est à Mostaganem, va donner corps au projet. Frère Jean-Pierre raconte dans son ouvrage la première rencontre entre certains des moines et ces soufis : « Nous avons pris rendez-vous pour le vendredi suivant, et le jour venu, ils étaient là, vêtus de surplis blancs. ¨Père Christian avait aménagé la chapelle de l’hôtellerie avec des nattes, des tapis et des cloisons en roseaux… Nous nous sommes installés sur les bancs dans une atmosphère recueillie… Ils ont commencé à chanter, … puis ils nous ont demandé de prier à notre tour. Ce fut un moment extraordinaire, car le plus souvent, dans ces pays, la prière du chrétien est considérée comme sans valeur. Mais notre surprise ne s’arrêta pas là : ils ont demandé à notre supérieur  de conclure la cérémonie. Puis l’un d’eux a donné une parole de louange tirée du Coran, pour que nous la chantions ensemble à notre prochaine rencontre, en une prière commune… Le Ribat-es-Salam était né ! »… « Nous étions tombés d’accord avec les soufis sur la nécessité de rester silencieux, pour vivre les mêmes choses sous l’impulsion de l’esprit… Le dogme divise. Nous ne parlerons donc pas de dogme, sinon nous n’avancerons pas. Ce qui est important, c’est le chemin par lequel nous allons vers Dieu… Exposer chacun sa doctrine ne sert à rien. La vraie rencontre est ailleurs. Les soufis résumaient parfaitement cette démarche commune dans l’image de l’échelle à double pente : vous montez d’un côté vers Dieu. Nous montons de l’autre. Plus on approche du haut de cette échelle vers le Ciel, plus on est proche les uns des autres et réciproquement. Et plus on se rapproche les uns des autres plus on est proche de Dieu »[6]. Une clarisse d’Alger, qui participa aux rencontres dès le début note : « ce que j’appréciais dans cette démarche, c’est qu’elle était avant tout rencontre de « priants » et non de théologiens ou de personnes voulant expérimenter jusqu’où pouvait aller une foi commune. Là n’était pas notre propos, mais bien de nous laisser mener par Dieu même qui nous guidait chacun ».[7]

La réflexion de Christian de Chergé sur la vie spirituelle des musulmans, sur l’Islam, qui demeura toujours pour lui un mystère sans réponse. En quoi l’Islam peut-il être pour tous ces hommes et femmes un chemin vers Dieu. Comment le mystère pascal peut-il les rejoindre ? La meilleure expression qu’il en donne est sûrement dans son Testament spirituel si souvent cité :

« Je sais le mépris dont on a pu entourer les Algériens pris globalement. Je sais aussi les caricatures de l’islam qu’encourage un certain islamisme. Il est trop facile de se donner bonne conscience en identifiant cette voie religieuse avec les intégrismes de ses extrémistes.

L’Algérie et l’islam, pour moi, c’est autre chose, c’est un corps et une âme.

Je l’ai assez proclamé, je crois, au vu et au su de ce que j’en ai reçu, y retrouvant si souvent ce droit fil conducteur de l’Évangile appris aux genoux de ma mère, ma toute première Église, précisément en Algérie et, déjà, dans le respect des croyants musulmans. Ma mort, évidemment, paraîtra donner raison à ceux qui m’ont rapidement traité de naïf, ou d’idéaliste : « Qu’il dise maintenant ce qu’il en pense ! »

Mais ceux-là doivent savoir que sera enfin libérée ma plus lancinante curiosité. Voici que je pourrai, s’il plaît à Dieu, plonger mon regard dans celui du Père pour contempler avec Lui ses enfants de l’islam tels qu’Il les voit, tout illuminés de la gloire du Christ, fruits de Sa Passion, investis par le don de l’Esprit dont la joie secrète sera toujours d’établir la communion et de rétablir la ressemblance, en jouant avec les différences. »

C’est tout cela à la fois qui, à mon sens, compose l’esprit de Tibhirine.

Une alchimie complexe entre une vie monastique – avec sa prière, son travail, sa vie commune – ; une relation multiforme avec l’extérieur et tout particulièrement le voisinage, composé de pauvres gens, paysans, commerçants, chômeurs, femmes au foyer, jeunes gars et filles, enfants ; une pauvreté partagée même quand il s’agit d’apporter de l’aide (le dispensaire de Luc ne croulait pas sous les médicaments et ne répondait certainement pas aux normes européennes ! )… une alchimie entre ces « étrangers » et le village environnant, comme le souligne Frère Jean-Pierre dans les premières années du monastère ou Jean-Marie Lassausse aujourd’hui, avec le devoir de se faire accepter, de créer la  relation de confiance.

Terminons cette longue partie avec un extrait du livre de Jean-Pierre :

« En quoi consiste l’esprit de Tibhirine, dans sa relation avec l’Islam et avec son  environnement humain en général ? Il est d’abord une présence  fraternelle. Il suppose d’être vrai dans notre consécration à Dieu, communautairement et individuellement. Cela conditionne tout le reste. Il ne servirait à rien d’entamer le dialogue avec l’autre, différent, si notre propre vie monastique n’était pas déjà perpétuellement tournée vers la recherche de cette harmonie entre frères de sa communauté.

C’est alors que peut commencer la connaissance de l’âme de l’Islam, ainsi que l’a vécue notre père Christian de Chergé. Il devient ensuite possible de cheminer avec les musulmans dans une réelle proximité. Cette émulation mutuelle doit encourager l’autre à se laisser épanouir dans la lumière divine qui déjà l’habite et qui le travaille à l’intime. Ensemble, nous sommes plus forts pour creuser le puits en quête de l’eau vive dont tout homme en secret, a soif. Un tel idéal de symbiose entre êtres différents pour réaliser une communauté humaine et fraternelle unie dans le respect des différences, peut devenir un ferment contagieux, une vivante icône du Royaume de Dieu ; Voilà notre espérance… De la qualité de cette relation entre chrétiens et musulmans, dépendra sans doute la paix dans nos sociétés actuelles…. S’il faut être fort, c’est dans le dialogue, avec la volonté de découvrir ce qui est beau dans notre prochain, pour provoquer, en réciproque, sa curiosité. C’est un travail exigeant. »[8] Et encore : « Le dialogue est LA véritable réponse, même face à l’islamisme radical »

Et maintenant ? 17 ans après…

J’ai déjà assez largement répondu à cette question ; mais il me faut dire en quelques mots ce que devient, aujourd’hui Notre Dame de l’Atlas. Et il me faut pour cela parler au moins de deux lieux importants… mais beaucoup d’autres probablement s’inspirent de cet esprit que j’ai tenté de décrire.

A Tibhirine même : le monastère n’est pas fermé, même s’il n’y a pas actuellement de présence monastique. Le Père Jean-Marie Lassausse assure non seulement une présence régulière, mais une animation du monastère. Il est un peu «au four et au moulin », ou plutôt aux champs et à l’hôtellerie, à l’accueil et à la chapelle. Et c’est beaucoup pour un seul homme. Tout cela demande de la force et du temps. Le domaine est vaste – ce n’est pas un simple « jardin » –  et les visiteurs nombreux, surtout à la belle saison. Ces visiteurs sont à la fois des chrétiens vivant en Algérie, ou de passage (pèlerinages, voyages organisés en tout genre), des religieux, religieuses désireux de faire retraite, de passer quelques jours, mais aussi de nombreux algériens, de tous âges et de toutes conditions. L’abbaye est devenue un lieu que l’on visite. On vient prier sur la tombe des moines, se recueillir dans la chapelle, découvrir ce qui s’est vécu ici. Jean-Marie est aidé dans sa tâche par les associés algériens musulmans du monastère qui se transforment volontiers en guide, mais il s’efforce aussi de trouver des chrétiens, laïcs, prêtres, religieuses, pour venir assurer un temps plus ou moins long de présence et de service dans l’abbaye, principalement pour l’accueil et l’hôtellerie. Y aura-t-il de nouveau des moines, un jour, à Tibhirine ? La question reste sans réponse pour le moment ; certains contacts pris par le Père Jean-Marie laissent subsister un espoir à moyen terme… Mais, bien évidemment, cela ne dépend pas que de lui ….

Notre Dame de l’Atlas à Midelt. Dès 1988, les moines de Tibhirine avaient envisagé, pour diverses raisons, la possibilité d’un départ de Médéa et avaient ouvert à Fez, au Maroc, un petit monastère qui pourrait éventuellement servir de repli en cas de nécessité. Il a existé jusqu’en 2000, date à laquelle il a déménagé à Midelt, où les Trappistes ont officiellement transféré le monastère Notre-Dame de l’Atlas. Là vit actuellement frère Jean-Pierre Schumacher, avec deux ou trois autres moines dont Jean-Pierre Flachaire, prieur, dans un lieu aride et assez isolé. Là se perpétue, en lien avec une communauté de sœurs franciscaine de Marie, située en pleine montagne à quelques kilomètres, l’esprit de Tibhirine…

Pour conclure :

Je laisserai la parole à Jean-Pierre, puis à Jean-Marie

Jean-Pierre écrit donc, à propos de Midelt: «  D’une certaine manière, nous serions prêts à considérer ce petit laboratoire monastique comme une sorte d’avant-garde théologique de la relation islamo-chrétienne, dont il serait bon que s’inspirent d’autres chrétiens »[9]

Et Jean Marie,  à propos de Tibhirine : « Nous sommes invités à poursuivre et réinventer chaque jour l’Eglise de la rencontre. Je crois fermement qu’il n’y a pas d’autre visage d’Eglise possible en terre musulmane ou en terre non-chrétienne. J’irai plus loin : peut-être même l’Eglise d’Algérie a-t-elle quelque chose à dire à l’ensemble de l’Eglise sur cette façon d’être en relation avec le monde. » [10]

Alors, oui, les moines sont morts dans un martyre d’amour. Mais leur esprit est bien vivant, et n’a sans doute pas encore donné tous ses fruits, livrés toutes ses potentialités.

Père Bernard JANICOT, Prêtre du diocèse d’Oran

Samoëns, 19 Aout 2013

 

Le Père Bernard Janicot est l’auteur d’un livre : « Prêtre en Algérie, 40 ans dans la maison de l’Autre » aux Editions Karthala 2010

Tibighine Juin 05 Le Cloître 2(1)

 


[1] L’esprit de Tibhirine, Frère Jean-Pierre, Ballet, Nicolas, Editions du Seuil, 2012

[2] Le Jardinier de Tibhirine, Jean Marie Lassause, et Henning Editions Bayard, 2010

[3] Une théologie de l’espérance, Salenson, Christian, Editions Bayard 2007

[4]  Le désert, ma cathédrale, Editions Desclée de Brower, 2008

[5] Cité par J-M Lassausse : « Le jardinier de Tibhirine » p 108

[6] L’esprit de Tibhirine, p 165-167

[7] Cité dans « Le jardinier de Tibhirine », p 109

[8] L’esprit de Tibhirine,  p 195-196 et 182

[9]  L’esprit de Tibhirine, p 175

 

[10]  Le jardinier de Tibhirine, p 70