Alain Gresh : Les Occidentaux ne veulent pas comprendre : Oslo, c’est fini

 

 

  Ex-directeur-adjoint du Monde diplomatique, animateur du blog « Nouvelles d’Orient » et grand spécialiste du Moyen-Orient, Alain Gresh explique qu’une solution du conflit syrien passe par une entente entre les différents acteurs régionaux et internationaux, et que la question palestinienne demeure centrale.
 

Al-Ahram Hebdo : Les récentes opé­rations militaires russes en Syrie risquent-elle de changer la donne dans le conflit syrien ?

 

Alain Gresh : L’intervention russe aide le pouvoir syrien et l’armée syrienne, donc on peut s’attendre à des avancées (de l’armée).

Les Russes essayent d’enlever la pression sur toute une région tenue par le régime, de Lattaquié à Damas. Et cela donne les résultats que l’on connaît. Est-ce qu’à moyen terme cela aura des effets ? Il y a deux scénarios possibles : ou bien les Russes se servent de cela pour pousser le régime syrien vers une solution politique et une négociation, ou bien ils pensent qu’ils vont remporter une victoire militaire, et là je pense qu’ils se trompent parce qu’une telle victoire n’est pas possible, car c’est évident qu’elle sera inacceptable pour les Saoudiens, les Turcs et sans doute les Américains. Donc, on assistera à une escala­de.

Certes, ce n’est pas la même chose qu’en Afghanistan, car la situation est très différente en terme de géopolitique.

On n’est pas dans la guerre froide, mais on sent déjà une volonté de la part des pays du Golfe et de la Turquie d’aider l’opposition syrienne.

Une solution politique est-elle envisa­geable ?

La solution politique ne paraît pas très visible, dans la mesure où 4 ans de guerre ont complètement fait éclater l’opposition. La force principale est la force islamiste dans laquelle il y a aussi le Front Al-Nosra, qui fait partie d’Al-Qaëda.

On sent aussi qu’il peut y avoir une unité de toute l’opposi­tion, à l’exception de l’EI pour combattre les Russes. Je ne vois pas de solution politique car je ne vois pas sur quelle base elle pourrait se faire, mais je ne vois pas de solution militaire non plus.

L’intervention militaire russe ne changera pas la donne de manière fondamentale.

A court terme, je pense que le seul objectif raisonnable, qui devait être celui de toute la communauté internationale, notam­ment des grandes puissances, est l’arrêt des combats.

Les analystes, qui parlent d’une éven­tuelle confrontation américano-russe en Syrie à même de mener vers une troisième guerre mondiale, sont-ils trop alarmistes ?

Oui, car l’enjeu n’a de telle importance, ni pour les Américains, ni pour les Russes au point de provoquer une guerre mondiale.

On va voir jusqu’où iront les Russes et les Américains, mais je ne crois pas qu’il y aura une confrontation mondiale.

C’est une situa­tion qui est bien sûr dangereuse. Car cette guerre est devenue une forme de guerre mon­diale dans la mesure où il y a une quinzaine de pays dont les avions survolent et bombardent (le territoire syrien), chacun avec des objectifs différents, dans un pays qui a été complète­ment détruit. Il faut le rappeler : pratiquement, la moitié des habitants de la Syrie sont soit réfugiés de l’intérieur soit réfugiés dans le monde.

Une situation qui est insupportable et je pense que la priorité devait être ce problè­me. Je ne vois pas se dégager de solution politique, avec ou même sans Bachar. Et je ne vois pas comment on peut arriver à négocier.

Le Caire a mené une initiative qui vise à créer un front unifié de l’opposition syrienne en vue d’une éventuelle solution politique. Qu’en pensez-vous ?

Tout ce qui peut unir une opposition syrienne qui pourrait négocier est une bonne chose.

Le problème est que l’opposition syrienne est le reflet de la situation du pays, c’est-à-dire d’un pays éclaté. Il y a aussi le fait qu’il n’y a pas de force politique dominante. On sait qu’il y a des centaines de groupes locaux de résistants dont les affiliations ne sont pas évidentes.

C’est une situation très dangereuse.

Je ne suis pas sûr que le régime syrien soit prêt à négocier, et puis négocier sur quoi ? Mais si on se place dans un cadre un peu plus large, il n’y a pas d’accord pos­sible sans une entente américa­no-russe, et turco-irano-saou­dienne.

De telles ententes pourraient-elles voir le jour ?

Il faudra que chacun des pro­tagonistes ait conscience que c’est une guerre où tout le monde va perdre et qu’il n’y aura pas de gagnant. Et aujourd’hui, calmer le jeu est dans l’intérêt de tout le monde. Sinon, on ira vers un délitement et un éclatement de toute la région.

 Etant donné toutes les divisions qui existent en Syrie, va-t-on vers une « somali­sation » du confit syrien ?

Il est toujours très difficile de voir vers quoi nous allons, mais je crois que la division chiite-sunnite, qui est utilisée aujourd’hui, n’est pas si profonde que ça. Au Liban et en Irak, chiites et sunnites se mariaient entre eux.

Quand il y a eu en 2006 l’agression israélien­ne contre le Liban, le portrait de Hassan Nasrallah était partout (dans le monde arabe), mais malheureusement, il peut y avoir une alimentation de cette guerre. Cela peut deve­nir des prophéties auto-réalisatrices.

Petit à petit, chacun se replie sur son camp. Il y a le cas, par exemple, du Liban où la guerre au départ n’était pas confessionnelle et qui petit à petit s’est transformée en guerre confession­nelle. En Irak, contrairement à ce qu’on pense, il y a un très fort pouvoir chiite qui est très hostile au confessionnalisme et à la politi­que actuelle du gouvernement.

Ce sont des choses dangereuses, mais qui sont réversibles.

 Un éventuel apaisement entre l’Iran et l’Arabie saoudite est-il possible ?

Avant l’af­faire du Yémen, à mon avis, il y avait quand même des possibilités de rapprochement. Les Iraniens étaient contents du fait qu’ils avaient un accord avec les Américains. Le Yémen n’est pas si décisif pour eux. Ils ne sont pas énormément intervenus contrairement à ce que disent les Saoudiens. Donc, avant l’affai­re du Yémen, les Iraniens ont visité différents pays du Golfe et ont déclaré à plusieurs repri­ses être prêts à rencontrer les Saoudiens.

Mais ces derniers ne les croient pas en partie parce qu’ils (les Iraniens) pro­gressent au Liban, en Irak, et que les Saoudiens les voient aussi progresser au Yémen.

On était donc dans une situation difficile, mais on pouvait ima­giner une rencontre. Le Yémen a été la goutte d’eau de trop pour les Saoudiens.

 Le conflit sunnite-chiite ne finit-il pas par remplacer le conflit israélo-palestinien ?

Il ne faut pas y voir un complot. Il y a un véritable débat dans les cercles des dirigeants israéliens sur ce qu’il fallait faire par rapport à la guerre en Syrie. Il y avait ceux qui disaient qu’Assad est notre meilleur ennemi et que les frontières avec lui ont toujours été stables.

D’autres disaient qu’au contraire, Assad est l’allié de l’Iran, donc c’est notre ennemi et il vaut mieux qu’il tombe. Les autres répondaient que s’il tombait,b les djihadistes viendraient au pou­voir.

Et puis, il y a quelqu’un qui a dit, et à mon avis, c’est aujourd’hui la politique israé­lienne — mais ce n’est pas les Israéliens qui ont créé cette situation — que (les Syriens) s’entre-tuent le plus longtemps possible.

Cela permet d’écarter la Syrie du champ de bataille avec Israël et occupe le monde arabe. Comme si la Palestine n’existait pas.

Depuis le début du conflit syrien, le problème palestinien ne figure plus parmi les priorités de la communauté internatio­nale, malgré le fait qu’on parle de troisième intifada … Qu’en dites-vous ?

Depuis les révolutions arabes, il y a un discours notamment dans les chancelleries occidentales, selon lequel la question palesti­nienne n’est pas importante.

J’ai toujours pensé que cette analyse est fausse, et qu’au contraire, la question palestinienne est cen­trale et sensible. Je pense que les images actuelles (en Palestine) alimentent Al-Qaëda, parce que les gens ne savent plus quoi faire. Il y a une sorte de désespoir. C’est l’une des raisons de l’intifada, qui était d’ailleurs l’une des raisons aussi de la première intifada.

En 1986, cette dernière a éclaté après un sommet arabe qui a eu lieu à Amman, où il n’y a pas eu un mot sur la Palestine. D’une certaine manière, l’intifada était une façon de dire que nous sommes toujours là.

Aujourd’hui aussi, c’est pour dire que ça ne peut pas continuer, la différence est qu’il n’y a pas de perspective politique. Il y a une Autorité palestinienne totalement discréditée et le Hamas qui n’a pas de stratégie politique.

Après la première inti­fada, le projet politique était clair : créer un Etat palestinien en Cisjordanie et à Gaza. Mais de plus en plus, ce projet paraît difficile sur le terrain. C’est l’une des raisons pour lesquelles les chancelleries occidentales s’ac­crochent à Oslo.

On fait semblant qu’il y a encore quelque chose de possible, alors qu’il n’y en a pas. Un journaliste israélien a dit que l’intifada actuelle montre ce que va devenir l’Etat israélien : « un Etat unique national avec une forme d’apartheid, et des formes de désespoir, des gens qui poignardent des sol­dats ou des civils israéliens ».

 La majorité des médias occidentaux ne parlent pas des attaques israéliennes contre l’Esplanade des mosquées en tant qu’élément déclencheur de cette dernière intifada, mais plutôt des « violences » des deux parties …

Jusqu’à Oslo, la position de la diplomatie occidentale était qu’il y avait un peuple sous occupation et qu’il fallait trouver une solution.

Mais après Oslo, cette position s’est transformée : ll y a deux peu­ples et ils négocient. C’est l’illusion qu’Oslo existe, alors qu’il n’existe pas.

Le commu­niqué du porte-parole du ministère français des Affaires étrangères, par exemple, dit « condamner les violences ». Mais les violences de qui, de quoi, dans quelles conditions ? Bien sûr, tout le monde condamne le fait de poignarder qui que ce soit. Mais il y a quelque chose de fondamental que les Occidentaux n’ont pas compris et ne veulent pas compren­dre : Oslo, c’est fini.

Soit ils pensent que la solution de deux Etats est encore possible, à ce moment-là, il faut arrêter la colonisation et il faut le faire d’une manière déterminée en mettant des sanctions contre Israël, ou ils pen­sent que ce n’est plus possible, alors, il faut en tirer les conséquences, c’est-à-dire qu’Israël est en train de devenir un Etat d’apartheid et qu’il se met en dehors de la communauté international