A Tripoli, le fragile état de grâce de Faïez Sarraj

A Tripoli, le fragile état de grâce de Faïez Sarraj

LE MONDE | • Mis à jour le | Par Frédéric Bobin (Tripoli, Envoyé spécial)


Sur la place d’Algérie, c’est le Tripoli des beaux jours. Dans ce cœur de la ville à l’architecture italienne, tout en arcades et façades à balcon, le soleil s’attarde langoureusement sur les terrasses de café en fin d’après-midi. Comme pour donner un coup de pouce à cet espoir diffus, brouillon mais bien réel, qui flotte sur la cité depuis quelques jours. Les Tripolitains ne cachent pas leur soulagement après le débarquement inopiné, le 30 mars, sur une base navale du front de mer, de Faïez Sarraj, le premier ministre du nouveau gouvernement d’« union nationale » libyen activement soutenu par le Nations unies. « C’est bien, ça va dans la bonne direction, je me sens un peu mieux », dit Mohamed, 22 ans, avec un sourire, en tirant sur sa chicha.

Jean, baskets, et tee-shirt jaune orné d’une guitare électrique, le jeune homme à l’allure branchée est « un peu déçu » de la révolution antikadhafiste de 2011, qu’il soutint à l’époque armes à la main. Après tant d’épreuves, de chaos, de violences et de déclin économique, Mohamed veut bien accorder le bénéfice du doute à ce nouveau venu, Faïez Sarraj, même s’il est bardé de scepticisme au vu du passé. Assis à ses côtés, son copain Kaïsar, fine barbe mordorée et lunettes de soleil, opine : « Qu’importe celui qui va nous diriger. Je veux juste un dirigeant qui commande vraiment et mette fin à toutes ces divisions. »

Pression grandissante de l’EI

L’arrivée de Faïez Sarraj à Tripoli ouvre un nouveau chapitre dans la chronique de la Libye postrévolutionnaire en proie à des convulsions permanentes. Nommé à la tête de ce gouvernement d’« union nationale », issu d’un accord politique signé le 17 décembre à Skhirat (Maroc) avec l’active médiation de l’ONU, M. Sarraj est censé incarner une alternative à la division de la Libye entre deux gouvernements rivaux depuis l’éclatement de la guerre civile à l’été 2014. Déchiré entre un pouvoir (reconnu par la communauté internationale) établi dans la région orientale de Cyrénaïque et un bloc politico-militaire rival à inclination islamiste – baptisé Fajr Libya (Aube de la Libye) – siégeant à Tripoli, le pays a sombré dans le chaos.

Cette faillite de la transition post-2011 a surtout profité à l’organisation Etat islamique (EI) qui a pu, à partir de la fin 2014, établir des bases dans certaines localités, notamment dans l’ex-fief kadhafiste de Syrte (littoral central). C’est cette pression grandissante de l’EI qui a incité les capitales occidentales à redoubler d’actions diplomatiques pour arracher la formation du gouvernement d’« union nationale ». Il est revenu à M. Sarraj, 56 ans, architecte de métier et issu d’une famille de notables tripolitains d’ascendance turque, de personnaliser cette réconciliation.

Le simple fait que Faïez Sarraj n’ait pas encore quitté la base navale d’Abou Sitta dit l’étrangeté de la transition

Le soulagement des habitants de Tripoli, c’est d’abord que le nouveau « premier ministre » – il n’en a pas encore légalement le titre – ait pu se glisser dans la cité sans provoquer les affrontements tant redoutés. Hormis une poussée de fièvre le jour de son arrivée, les milices radicales – notamment celle de Salah Badi –, qui lui promettaient un accueil musclé, ont battu en retraite une fois qu’elles ont réalisé leur isolement. De fait, la grande majorité des milices de Tripoli, neutralisées à l’issue d’un patient travail de contacts clandestins soutenu par les Nations unies, ont accepté de se ranger aux côtés de M. Sarraj. A lui seul, ce ralliement a consacré la désagrégation de cette fameuse coalition d’Aube de la Libye, dont l’aile dure ne cessait de dénoncer le gouvernement de M. Sarraj, jusque-là cantonné en Tunisie, comme « imposé de l’étranger ». Interdit d’entrer sur le territoire par la voie aérienne, M. Sarraj a déjoué la vigilance des services restés fidèles au gouvernement de Fajr Libya en débarquant par voie de mer, à la surprise générale.

Etrangeté de la transition

Une semaine après son arrivée, il n’a pas encore quitté la base navale d’Abou Sitta, nichée sur le front de mer de Tripoli. Un blindé de couleur noire de la brigade Nawasi, l’une des plus importantes milices de la capitale, trône à l’entrée. En contrebas, quatre bâtiments de la marine libyenne mouillent à quai sous un ciel orageux. Dans les locaux de la base, M. Sarraj reçoit des visiteurs venus faire allégeance. Dimanche 3 avril, il s’entretenait, bras croisés et moustache blanche à la hauteur du micro, avec un parterre de représentants de municipalités de la Tripolitaine.

Mais le simple fait qu’il n’ait toujours pas quitté la base navale dit l’étrangeté de la transition. L’équipe de M. Sarraj dont l’assise s’élargit de jour en jour – l’exécutif d’Aube de la Libye à Tripoli (gouvernement de facto non reconnu par la communauté internationale) a accepté mardi 5 avril de lui transférer ses pouvoirs – n’a toujours pas d’existence légale. L’entrave ne vient plus de cette région de la Tripolitaine. Elle se trouve à 1 300 kilomètres de là, à Tobrouk, où siège l’Assemblée reconnue par la communauté internationale, la seule institution habilitée à investir le nouveau gouvernement. Or, ce vote n’a toujours pas eu lieu, une carence qui traduit la suspicion historique de la Cyrénaïque (Est) à l’égard de la Tripolitaine (Ouest).

Là se situe désormais la vraie bataille : la légalisation du pouvoir de M. Sarraj afin qu’il puisse s’atteler sans tarder aux dossiers brûlants du pays. Une simple promenade dans les rues de Tripoli suffit à prendre la mesure de l’urgence : de longues files d’attente se forment devant les agences bancaires. Avec le chaos, la chute des revenus pétroliers a asséché les réserves du pays et raréfié les liquidités disponibles. Parfois, des incidents mineurs éclatent en marge de ces files interminables. Remettre à flot les finances du pays se révèle une priorité impérieuse. « Il doit agir vite sinon la sympathie de la population va se dissiper rapidement », avertit Abdulgassem Al-Mashai, chercheur et militant associatif. Et en tirant sur sa chicha du café de la place d’Algérie, le jeune Mohamed au tee-shirt frappé d’une guitare, une fois son soulagement exprimé, insiste sur le caractère très relatif de sa sympathie : « Je ne lui fais pas complètement confiance, on en a tellement vu avant lui. » L’état de grâce autour de M. Sarraj demeure plus que jamais fragile.

 Frédéric Bobin (Tripoli, Envoyé spécial)

  • Journaliste au Monde

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