A Tibhirine, le message de paix des prêtres du monastère

Les mots viennent d’Algérie, du monastère de Tibhirine, qui a lui aussi connu un drame, il y a vingt ans. « Quelle que soit l’atrocité de cet acte de barbare, il n’y a pas d’autre réponse que la main tendue, le chemin du dialogue et le vivre-ensemble que l’on voudrait saper dans la communauté française. » Deux jours après l’assassinat du Père Jacques Hamel dans l’église de Saint-Etienne-du-Rouvray, Jean-Marie Lassausse fait part de son émotion. Depuis quinze ans, cet agronome, prêtre de la Mission de France, garde le monastère de Tibhirine bâti sur les hauteurs de Médéa, à 90 kilomètres au sud d’Alger. C’est ici que sept moines trappistes avaient été enlevés dans la nuit du 26 au 27 mars 1996, avant d’être décapités.

Par qui ? Deux décennies n’ont pas suffi à explorertoutes les pistes d’un dossier aussi dense que le maquis de l’Atlas blidéen, et aussi complexe que les relations entre la France et l’Algérie. Il aura fallu attendre octobre 2014 pour que le juge antiterroriste Marc Trévidic puisse se rendre sur place accompagné d’experts afin de participer à l’exhumation des têtes des moines, les seules parties de leurs corps qui ont été retrouvées. Mais ce n’est qu’en juin 2016 que ces prélèvements ont été transmis aux enquêteurs français pourdéterminer si les religieux ont été décapités avant ou après leur mort. La seconde hypothèse remettant en cause la piste d’assassinats commis par le Groupe islamique armé (GIA).

« Un océan d’islam »

Il est 14 h 30, l’heure des visites du monastère. La porte métallique du monastère s’ouvre sur une vingtaine de personnes que Patrick, un prêtre, vaconduire à la Chapelle, composée d’une ancienne ferme viticole et d’un bâtiment de style mauresque plus récent. C’est là que Jean-Marie Lassausse célèbre l’eucharistie chaque fin d’après-midi :« C’est le cœur de nos journées. Toutes les personnes présentes sont invitées ! » La visite se poursuit vers le cloître où confitures, miel, plantes aromatiques et fromages de la ferme sont proposés à la vente.

Fondé en 1938, le monastère de Tibhirine a aujourd’hui retrouvé sa sérénité. Il n’y a plus de communauté monastique, plus de moines, mais des croyants qui continuent à faire vivre le lieu,« une communauté chrétienne dans un océan d’islam ».

Le groupe se dirige maintenant vers le cimetière d’une dizaine de tombes dans un sous-bois en contrebas de la chapelle, près de la source qui irrigue les jardins en escalier (« tibhirine » en berbère), encore plus bas. Patrick y raconte les derniers mois vécus par les moines. « Ils se savaient menacés, mais ils avaient décidé de resterauprès de la population », dit-il. Dans un testament spirituel, Christian de Chergé, prieur du monastère, pardonnait par avance à son bourreau, tout en regrettant qu’un peuple entier puisse être accusé de son meurtre.

« La région est propice aux balades, mais il y a aussi une fascination pour ce monastère en terre d’islam, surtout dans une région conservatrice comme la nôtre », explique un jeune habitant de Médéa, venu pour la première fois. Comme beaucoup, il a vu en 2010 le film de Xavier Beauvois, Des hommes et des dieux, tourné auMaroc. « Il nous arrive d’accueillir jusqu’à 150 visiteurs par jour, dont 95 % d’Algériens », assure Jean-Marie Lassausse. Certains ont connu personnellement les moines assassinés, en particulier le frère Luc, le médecin, très proche de la population.

Tradition d’ouverture

Symbole des violences de la « décennie noire » qui a causé près de 200 000 morts, le monastère se veut avant tout un lieu de paix, d’échange et de tolérance. Dès la fin des années 1970, Christian de Chergé avait invité la confrérie soufie alawiya à des dialogues sur les dogmes des religionschrétienne et musulmane, en petit comité, à travers le Ribat es salam (« lien de la paix »). L’un d’eux devait se tenir le lendemain de l’enlèvement des moines.

Après leur mort, ces réunions ont été organisées ailleurs et le nombre des participants musulmans a diminué. Depuis quatre ans, ils ont repris avec plus de vigueur et le rendez-vous est notamment donné à l’abbaye Notre-Dame de l’Atlas de Tibhirine. Récemment, un professeur algérien de littérature française de l’université de Médéa y a organisé une journée d’échanges. « C’est mon rôle de dire aux élèves que la diversité est une richesse,raconte Frédéric, un bénévole présent à l’année.Cet état d’esprit doit exister partout en Algérie… »

« Les gens viennent ici car ils savent qu’il y a des hommes à qui ils peuvent poser des questions sur des thèmes qu’ils ne peuvent pas aborder à la maison ou au café, poursuit Jean-Marie Lassausse. Ils n’ont pas oublié que la médecine de Luc consistait pour moitié à de l’écoute. » La porte du monastère est aussi ouverte aux non-croyants, peu visibles dans la société. Les adolescents, quant à eux, profitent parfois de ce lieu de liberté pour échanger ne serait-ce qu’un regard sans seméfier du qu’en-dira-t-on.

Cette tradition d’ouverture, le prêtre espère l’entretenir encore longtemps. Mais comme ses prédécesseurs, il est éprouvé par les conditions de sécurité imposées par les autorités algériennes. Les escortes de la gendarmerie sont obligatoires entre la capitale et Médéa, ainsi que pour chaque sortie autour de Médéa.

En juin, un groupe terroriste a été démantelé dans la région, et le Père Jean-Marie est conscient qu’un attentat nuirait à l’image de l’Algérie. Mais il reconnaît ne pas toujours distinguer ce qui relève de la tracasserie administrative et de sa propre sécurité. Comment être un homme de paix en face de la violence, en Algérie et désormais en France ? Dans sa prière quotidienne, le frère Christian avait des mots simples : « Seigneur, désarme-moi, Seigneur, désarme-les ! »

Saïd Aït-Hatritcontributeur Le Monde Afrique, envoyé spécial à Tibéhirine (Algérie)