À la merci d’un papier. Quand l’État fabrique la précarité des travailleur·euses étranger·es. Un rapport et une pétition d’Amnesty International.

Nous diffusons un rapport d’Amnesty International sur la situation des travailleurs étrangers en France, en un moment où le discours politique dominant stigmatise de plus en plus les étrangers. Y est mis en évidence le caractère systématique du maintien dans la précarité des personnes étrangères qui sont venues en France pour travailler. Parmi elles, nombre de personnes viennent de pays riverains de la Méditerranée, ou ont passé la mer pour rejoindre la France. Ce rapport compte 110 pages et est intitulé “À la merci d’un papier. Quand l’État fabrique la précarité des travailleur·euses étranger·es”. Nous en reproduisons ici la présentation, avec un lien vers l’intégralité du rapport. 

Comment l’État fabrique la précarité
des travailleur·euses étranger·es

Elles s’occupent des enfants, accompagnent les aînés, concoctent les plats des restaurants, construisent les maisons, bâtissent leur vie aussi. Des personnes d’origine étrangère vivent en France depuis des années, et pourtant, du jour au lendemain, leur vie peut basculer : plus de travail, plus de droits, plus de sécurité. En cause : un titre de séjour précaire. Cette bascule n’a rien d’un accident : elle est le produit d’un système dysfonctionnel orchestré par l’État français. Notre rapport dévoile les rouages d’une machinerie qui fabrique l’irrégularité et brise des vies.

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Vous ne lirez pas ces témoignages ailleurs. Il nous a fallu un an et demi d’enquête pour recueillir la parole de 27 hommes et femmes venus de 16 pays, qui vivent et travaillent en France depuis des années. Des récits rares, de personnes qui n’ont déjà pas le temps de vivre.

Du jour au lendemain, leur vie a basculé dans l’irrégularité : leur demande de renouvellement a bien été déposée, mais la carte n’est pas arrivée à temps. Privées de papiers, elles ont tout perdu : emplois, revenus, parfois logements. Et leur quotidien était déjà fait d’abus, entre salaires impayés, menaces et injures racistes. Parce que leur renouvellement dépend aussi de leur employeur, cette dépendance les rend vulnérables à l’exploitation.

Dans ce quotidien morcelé, elles nous ont quand même accordé un peu de leur temps. Si elles ont accepté de témoigner, c’est pour que leurs voix soient enfin entendues. Car vivant dans la crainte permanente, elles n’osent pas parler. Plusieurs d’entre elles souhaitaient témoigner à visage découvert. Or, ce choix les aurait exposées à trop de risques. Alors elles ont préféré garder l’anonymat.

Notre rapport donne à voir leur vie invisible mais bien réelle, brisée par les dysfonctionnements du système : Madou, femme de chambre sous pression depuis 30 ans ; Nadia, aide à domicile en France depuis 23 ans ; Jean-Louis, surdiplômé contraint d’accepter des emplois précaires où il est exploité… leur précarité n’a rien d’un hasard : elle est entretenue par l’État, qui fabrique l’irrégularité.

Notre rapport “À la merci d’un papier”, qui révèle comment les autorités françaises empêchent l’accès à un séjour stable provoquant ruptures de droits, pertes d’emploi, absence de stabilité. Comment en est-on arrivé là ? Comment la France fait-elle basculer des personnes en situation régulière dans l’irrégularité ? Quels mécanismes maintiennent ces hommes et ces femmes dans une précarité permanente ?

La responsabilité de l’État : les méthodes déployées

Par l’analyse de documents, de lois et d’entretiens avec des experts, nous avons pu pointer plusieurs dysfonctionnements, entretenus par l’État, pour maintenir les travailleuses et travailleurs étrangers dans la précarité.

Mécanisme 1 : des lois toujours plus restrictives

Au cours des dernières décennies, les gouvernements français successifs ont multiplié les textes réglementant le droit au séjour, rendant le système de plus en plus complexe et toujours plus restrictif. Chaque année, les textes ne cessent de s’empiler et d’être modifiés. Par exemple, le Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile a fait l’objet d’une centaine de modifications depuis sa création en 2005 !

Chaque nouvelle loi s’ajoutant à la précédente, le système devient illisible, entre labyrinthe administratif et enchaînement des renouvellements. Allant presque systématiquement dans le sens d’une précarisation du séjour et d’une restriction des libertés, ces textes, constamment modifiés, conduisent à un système aussi illisible qu’instable et source d’inégalités.

Mécanisme 2 : des cartes de séjours plus courtes, pour une précarité durable

Même pour des personnes qui sont en France depuis plus de 20 ans, nombreuses sont celles coincées dans un cycle sans fin de carte d’un an ou deux. À partir des années 2000, l’accès à la carte de résident se restreint pour les travailleurs étrangers non-européens. Pendant que l’accès à une carte stable se durcit, les nouveaux textes multiplient les catégories de cartes de séjour courtes. Ces cartes doivent être renouvelées si fréquemment que les personnes concernées se retrouvent coincées dans un cycle sans fin de démarches administratives. Parfois, il arrive que des cartes soient délivrées avec un tel retard qu’elles sont déjà expirées avant d’être reçues.

Et chaque renouvellement a un coût : 225 euros. Une somme non négligeable, surtout pour les personnes vivant déjà dans une lourde précarité. En 2017, l’État a collecté 193 millions d’euros sur cette taxe, un montant qui ne bénéficie pas aux travailleurs étrangers, mais alimente le budget général de l’État.

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Ce système de cartes de séjour courtes empêche toute perspective d’un avenir stable en France. Même après plusieurs années passées en France, les travailleurs étrangers, se retrouvent pris au piège d’un système qui ne leur permet pas de sortir de la précarité. Leur vie est rythmée par l’attente d’un rendez-vous, la peur du renouvellement.

Mécanisme 3 : le mur du numérique

Aujourd’hui, il est quasi impossible d’entrer dans une préfecture sans rendez-vous. Avec la dématérialisation des procédures via l’Administration numérique pour les étrangers en France (ANEF), les démarches liées au droit au séjour se font en ligne. Obtenir un rendez-vous s’impose comme un parcours du combattant : plus de guichets physiques en préfecture, les services sont injoignables, les créneaux saturés.

Dès qu’un nouveau créneau est mis en ligne, il disparaît. Un marché noir de revente de rendez-vous s’est même développé à des prix exorbitants. Les personnes se retrouvent seules, face à un mur numérique. Le seul choix qui s’impose à elles : attendre. “Je vais perdre mon travail si je n’ai pas ma carte”, raconte Hicham, intérimaire dans le bâtiment. Son récépissé – preuve temporaire de droit de séjour en attendant la carte – arrive en fin de validité, mais aucun créneau n’est jamais disponible. Il attend des mois, rien. Or, sans rendez-vous, pas de récépissé et sans récépissé, il ne peut plus travailler.

Le silence de l’administration fabrique des sans-papiers. Loin de faciliter les démarches, les problèmes causés par la dématérialisation ne font qu’accroître les demandes et par conséquent, engorge les services préfectoraux et rallonge les délais de traitement.

Par une série de choix politiques et administratifs, ce sont donc bien les autorités françaises qui orchestrent la précarité des travailleurs étrangers. Ces lois toujours plus restrictives, la dématérialisation des prises de rendez-vous et la multiplication des cartes de séjours courtes ont des conséquences terribles sur la vie des personnes concernées. Les mécaniques dysfonctionnelles de l’État rendent chaque étape de la vie des travailleurs étrangers plus compliquée et les enferme dans un cycle sans fin de précarité et de discriminations. Une situation qui les rend d’autant plus vulnérables à l’exploitation.

Pour en comprendre l’impact, nous vous emmenons dans le quotidien des personnes concernées.

Récits de vies brisées

Les témoignages qui vont suivre racontent leur précarité, leur exploitation au travail, et leur dignité face à un système qui les empêche d’avancer.

“Il m’a dit : ‘On va te licencier, ton papier est fini’”

Madou, 45 ans, originaire de Gambie, en France depuis 1998

Madou vit en France depuis 30 ans. En 2003, elle obtient sa première carte de séjour d’un an mais chaque année, elle doit la renouveler et ce, jusqu’en 2010 où son titre passe d’un à deux ans. Employée comme femme de ménage depuis des années, Madou demande une carte de résident de dix ans. Elle essuie un refus : ressources jugées insuffisantes et niveau de français jugé trop faible. Or, un emploi à temps partiel dans le nettoyage, ça rapporte peu. Et si Madou parle bien le français, c’est à l’écrit que c’est plus difficile. “Je vais aller à l’école“, dit-elle. Entre ses horaires éclatés et les soins à apporter à son mari malade, comment trouver le temps ? Alors en attendant la carte de résident, elle paie chaque année 225 euros de timbre fiscal et repart avec un titre temporaire.

Madou est épuisée. Missionnée dans une nouvelle entreprise, les cadences s’enchaînent : “Six ascenseurs, six toilettes, les couloirs, deux entrées, la salle de sport, les douches… en 3h45, c’est impossible ! Elle demande plus d’heures de travail et un salaire plus juste. Face à elle, un mur. Son employeur n’accepte pas. “Si tu dis que tu ne peux pas, ils ramènent quelqu’un d’autre. Alors on fait.” Aux douleurs du corps s’ajoute l’angoisse des démarches à la préfecture. Lors de son dernier renouvellement, Madou s’est retrouvée deux semaines sans papier, faute de réponse dans les délais. Elle est convoquée à son travail et risque le licenciement. Grâce à la CGT, elle obtient sa carte in extremis. “Si je perds mon travail, comment je paye mon loyer ?”

“J’ai perdu mon travail dans la restauration, on m’a licencié”

Ali, 51 ans, originaire d’Inde, en France depuis 2003

Ali travaillait comme préparateur de sandwich dans une chaîne de boulangeries en région parisienne. “À la préparation, nous n’étions que des étrangers” raconte-t-il. Dans la restauration, plus d’un salarié sur deux en Île-de-France est d’origine étrangère. Le secteur embauche, mais pour les travailleurs étrangers, le quotidien est aussi fait d’insultes, de mépris et de violations de leurs droits.

Pendant des années, Ali encaisse les humiliations de son supérieur : “Il nous parlait mal, interrompait nos pauses, nous interdisait de manger (…)” Ali n’ose pas protester. Car son titre de séjour dépend de son contrat. “J’avais besoin de ce travail pour vivre et pour montrer à la préfecture que je travaille, pour mon titre de séjour.”

Depuis 2013, il renouvelle sans cesse des titres de courte durée. Et en 2023, sa vie s’effondre : son récépissé n’est pas renouvelé. “J’ai perdu mon travail dans la restauration, on m’a licencié.” Pourtant, Ali avait tout déposé à temps. Les dettes s’accumulent, il ne peut plus payer son loyer, ni la pension de ses enfants. Après des mois d’attente, sa carte de séjour arrive enfin : elle est valable deux ans. Or, elle arrive avec un tel retard qu’elle est déjà entamée d’un an ! À peine le temps de souffler, Ali doit déjà lancer les nouvelles démarches de renouvellement. Il n’a qu’une angoisse : que la situation se reproduise et qu’à nouveau, il perde tout.

“J’aimerais créer mon entreprise, mais ce titre de séjour me pourrit la vie”

Boubacar, 22 ans, originaire de Côte d’Ivoire, en France depuis 2018

Boubacar a 22 ans. Arrivé de Côte d’Ivoire en 2018 comme mineur isolé, il décroche un CAP du bâtiment et commence à travailler en intérim. Les contrats s’enchaînent, semaine après semaine, sans repos. “Pendant trois ans, je n’ai pas pris de congé.” Boubacar dit aimer travailler, “c’était naturel pour moi“, mais il reconnaît avoir “confondu l’amour du travail et le fait de casser son corps”.

Malgré l’épuisement, il continue, car à la fin de chaque année, la même angoisse : le renouvellement de son titre de séjour. Il obtient le premier en 2022, le second en 2023… puis, en juin 2024, le titre expire. Boubacar n’a plus qu’un récépissé. Son agence d’intérim ne veut plus le faire travailler. Il cherche ailleurs, s’accroche, mais finit par tomber malade. Il perd son emploi et démarre un cycle d’extrême précarité : il s’endette, son frigo se vide et il tente de se soigner comme il le peut.

J’ai tout fait, je me suis sacrifié. Je ne vois pas quelqu’un de plus intégré que moi” s’exclame Boubacar. Pourtant, la préfecture le maintien dans la précarité. “J’ai rempli mon devoir, mon engagement d’intégration, mais la France n’a pas rempli le sien.” Comme tant de jeunes de son âge, Boubacar a des rêves : “J’aimerais créer mon entreprise en France“, confie-t-il. “Mais je suis empêché par ce titre de séjour qui me pourrit la vie et m’enchaîne. Seulement, la chaîne n’est pas visible.”

Au quotidien, entre le travail, les insultes et les papiers, il reste peu de place pour rêver. Les récits de Madou, d’Ali et de Boubacar sont 3 des 27 récits recueillis dans le cadre de notre enquête. Leurs histoires ne sont pas des exceptions mais le quotidien de milliers de travailleurs et travailleuses étranger.es en France.

À travers l’objectif : quatre vies en suspens 

Sur les 27 personnes qui ont témoigné dans notre rapport “À la merci d’un papier”, beaucoup nous ont confié leur récit comme on dépose un fardeau, avant de reprendre leur vie morcelée.

Quatre d’entre elles nous ont accordé un peu plus de temps. Elles ont accepté d’ouvrir leur porte à un photographe, Camille Millerand, qui les a suivies dans leur quotidien.

De cette rencontre est née une série de quatre petits reportages sensibles, pour vous faire entrer dans leur intimité et vous rappeler que derrière les textes, il y a des vies en suspens. Chaque jour, malgré les obstacles, des hommes et des femmes qui vivent et travaillent en France depuis des années, se battent pour rester debout.

Témoignage de Nadia

“Pendant un an, tous les jours je relançais la préfecture’

Témoignage de Jean-Louis

“J’ai deux masters mais je dois prendre des jobs où je suis exploité”

Témoignage de Célia

“A chaque renouvellement, il faut payer, payer, payer”

Témoignage de Malik

“J’ai perdu mon travail à cause de la carte de séjour”

Réformer ce système : nos solutions 

Vous l’aurez compris : au milieu de ce mille-feuille législatif et administratif, il est difficile pour les personnes étrangères de se mobiliser autant qu’elles le voudraient. Prises en étau entre l’urgence du quotidien et la crainte de perdre leur titre de séjour, et de fait, leur emploi, elles composent avec l’inacceptable et sombrent dans la précarité.

Si malgré tout, elles nous ont accordé de leur temps, c’est pour qu’on amplifie leurs voix, qu’on se saisisse de leurs récits pour révéler les dysfonctionnements et appeler à des changements urgents.

Après un an et demi d’enquête, la place est aujourd’hui à l’action. Pour que ces personnes puissent sortir d’un cycle sans fin de précarité, il faut réformer le système en cours avec une loi plus protectrice des droits, qui stabilise le droit au séjour et qui facilite la vie des personnes concernées, et simplifie le travail des préfectures et des employeurs. Pour cela, nous détaillons plusieurs solutions dans notre rapport. Parmi elles, en voici une simple, claire, qui peut être mise en place rapidement :

Notre demande : créer un titre de travail unique, et de 4 ans minimum

Ces personnes sont nos collègues, nos voisins, les aides à domicile des aînées, les nounous des nouveaux nés, nos voisines de palier… ce sont elles, qui du jour au lendemain, peuvent basculer dans l’irrégularité, perdre leur emploi à cause d’un système qui dysfonctionne. Parce qu’elles ont eu le courage de nous parler, c’est à nous de continuer de porter leur voix. Parce-que réformer le système est possible, agissez à nos côtés pour améliorer les droits des travailleur.euses étranger.es.

Agissez pour des titres de séjour stable !

Derrière les lois et l’administration, ce sont des milliers de vies qu’on empêche de se construire, de se projeter, d’exister pleinement. Signez notre pétition pour une réforme plus protectrice de leurs droits.

Signer la pétition

Lire ici l’intégralité du rapport.

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