Alep 2011-2016 : requiem pour une ville / OLJ

Alep 2011-2016 : requiem pour une ville

Anthony SAMRANI | OLJ

 

C’était la bataille la plus importante depuis le début du conflit syrien en 2011. Une espèce d’épitomé de la guerre qui racontait, mieux qu’aucun autre théâtre d’opération, ses causes, ses acteurs et ses enjeux. Un espace stratégique et symbolique où se jouait une partie décisive de la guerre syrienne, notamment parce que les deux principaux récits de celle-ci étaient, plus que nulle part ailleurs, en totale confrontation : celui d’un régime dictatorial opposé à un mouvement rebelle et populaire, ou celui d’un régime légitime en train de lutter contre des « groupes terroristes ».

Rien ne destinait pourtant la deuxième ville de Syrie à devenir un des grands symboles de la révolution syrienne. Quand les premières manifestations contre le régime en place éclatent à Deraa en mars 2011, puis dans le reste du pays les jours et les semaines qui suivent, la capitale économique reste assez calme. La révolte est essentiellement rurale et la ville industrielle, qui a plutôt profité de la libéralisation de l’économie syrienne depuis l’arrivée au pouvoir de Bachar el-Assad, attend de voir comment les choses vont tourner. La bourgeoisie sunnite a intérêt, économiquement et financièrement, à ce que le régime reste en place. Les diverses minorités considèrent également, dans leur ensemble, que le maintien du pouvoir en place est pour eux un gage de sécurité. Des décennies d’instrumentalisation communautaire sont passées par là. Les autres habitants, notamment ceux des quartiers est de la ville, se tiennent pour l’instant tranquilles. Le souvenir du massacre de 1979, lorsqu’un officier sunnite avait tué de sang froid plus de 80 élèves alaouites, est encore dans tous les esprits.

Le régime est confiant. Il se dit que tant que les rues de Damas et d’Alep ne s’embrasent pas, il ne risque pas grand-chose. Il ne va pas tarder à déchanter. Durant les premiers mois, les manifestations prorégime parviennent à mobiliser davantage de monde que celles de l’opposition, mais les premiers mouvements de contestation se font entendre, surtout dans les milieux estudiantins. Au mois de mai, des centaines d’étudiants manifestent à la faculté des lettres avant d’être dispersés par la force par les hommes du régime, malgré la présence d’une délégation de l’Onu. Les chabihas pensent pouvoir maîtriser la contestation, mais il est déjà trop tard. La révolution est née à Alep. Et elle mobilise désormais plusieurs milliers de personnes autour des milieux estudiantins.

Dès 2012, les manifestations pacifiques ne sont plus qu’un lointain souvenir. Face à la répression du régime, l’opposition va s’armer autour des membres de la troupe qui ont fait défection, des étudiants, mais aussi de personnes issues des campagnes alentour. Les forces rebelles, qui combattent sous le drapeau de l’ASL (Armée syrienne libre), mais dont le commandement n’est pas centralisé, commencent à gagner du terrain au nord de la ville multimillénaire. Le 21 juillet, elles lancent le début de l’opération pour la « libération » d’Alep, qui a pour objectif de faire de la deuxième ville syrienne la capitale de la révolution. La Benghazi syrienne. Les rebelles s’emparent durant l’été des quartiers est et sud de la ville. Les quartiers ouest demeurent quant à eux fidèles au camp loyaliste.

La division des rebelles
En s’emparant d’une grande partie d’Alep, l’opposition vient de marquer un grand coup. Elle démontre aux puissances extérieures qu’elle est capable de remporter de grandes victoires militaires contre le régime et qu’elle peut légitimement gérer des zones urbaines de première importance. Mais commence alors un tout autre cauchemar : les « révolutionnaires » se retrouvent coincés entre les bombardements du régime qui visent volontairement les civils et des groupes armés désunis et parfois corrompus et radicaux.

Malgré la défaite, le régime ne tire pas la sonnette d’alarme, du moins en apparence. Le 3 septembre 2012, un général syrien déclare à l’AFP, sous le couvert de l’anonymat, qu’il « s’attendait à ce que l’armée régulière » parvienne à asseoir sa domination sur la ville « dans un délai de dix jours ». Cela prendra plus de quatre ans…

Dans les quartiers rebelles, la vie s’organise. Les habitants, pourtant sous le feu des barils d’explosifs lancés par des hélicoptères du régime, vont mettre en place des institutions alternatives pour compenser le déficit de services publics : écoles, hôpitaux, tribunaux vont être gérés par le Conseil local de la ville. Dans le même temps, ils vont critiquer les abus des groupes rebelles, dont certains utilisent les mêmes méthodes que le régime. La division des forces rebelles va être, tout au long des quatre années de séparation entre les deux parties de la ville, l’un des éléments-clés du statu quo, puis de la défaite des groupes insurrectionnels.

Les groupes islamistes et jihadistes essayent, en effet, de s’approprier la révolution. Les membres du Front al-Nosra, branche d’el-Qaëda en Syrie, et le groupe État islamique en Irak et au Levant (EIIL) font venir des combattants étrangers à Alep et cherchent à prendre l’ascendant sur le reste des groupes armés. En avril 2013, al-Nosra refuse de fusionner ses troupes avec l’EIIL et promet allégeance à Ayman el-Zawahiri, le chef d’el-Qaëda. Cette division permettra aux forces rebelles de s’unir, quelques mois plus tard, en décembre, pour chasser l’EIIL d’Alep. Il n’y remettra jamais les pieds. Les rebelles viennent de remporter une victoire majeure, la plus grande à l’époque, contre le plus grand mouvement jihadiste. Mais ils sont toujours considérés comme trop « islamistes » aux yeux des chancelleries étrangères. Ils ne le savent pas encore, mais ils ont déjà perdu la bataille de la communication.

Le conseil des Iraniens
De 2013 jusqu’au printemps 2015, les forces loyalistes vont se jeter dans une opération de reconquête visant tout d’abord à briser le blocus imposé contre les quartiers ouest, puis à isoler les quartiers rebelles, qui se vident peu à peu. Aux barils du régime, vont répondre les roquettes des rebelles, lancées sur les quartiers ouest d’Alep. L’intervention des membres du Hezbollah va permettre à Damas de souffler un peu. Le soutien de la Turquie et des pays du Golfe permet aux rebelles de résister, mais va rester limité et va favoriser les groupes islamistes au détriment des formations plus modérées, qui n’ont pas de liens directs avec ces pays.
En mars 2015, les rebelles refusent le plan de Staffan de Mistura, l’émissaire de l’Onu en Syrie, qui consiste à faire d’Alep le laboratoire du futur règlement de la crise syrienne. Ils souhaitent que les négociations soient globales et réclament encore le départ du président syrien.

Au printemps 2015, l’espoir renaît. Une coalition de plusieurs groupes rebelles baptisés l’Armée de la conquête s’empare d’Idleb et de Jisr al-Choughour, et menace Lattaquié, le fief de M. Assad. Les forces loyalistes semblent dépassées par les événements. Elles n’ont plus les moyens de résister aux assauts rebelles dans l’ensemble de la Syrie utile. Les Iraniens auraient alors conseillé à M. Assad d’abandonner Alep pour se concentrer sur Damas, selon plusieurs sources concordantes. Mais en bon baassiste, le raïs n’était pas prêt à laisser tomber la ville multimillénaire. Il sait que s’il perd la totalité d’Alep, il perdra dans le même temps le soutien des classes bourgeoises et le peu de légitimité qui lui reste. La désunion des forces rebelles permet au camp loyaliste de résister jusqu’à ce que les choses tournent en sa faveur en septembre 2015, avec le début de l’intervention militaire russe.

Nouveau Grozny
La reprise d’Alep constitue l’une des priorités pour Moscou. La deuxième ville est essentielle pour sécuriser la Syrie utile et pour arriver en position de force à la table des négociations. En février 2016, Damas, Moscou et Téhéran lancent la première grande offensive pour la reprise d’Alep. Dès lors, les jeux semblent faits : si les Américains décident de rester à l’écart du confit, le camp loyaliste devrait réussir à reprendre la totalité de la ville. Reste à savoir en combien de temps, compte tenu de la faiblesse de l’armée syrienne, et du soutien de la Turquie et des pays du Golfe à l’opposition.

En juillet, Damas et ses parrains parviennent à couper la route du Castello, dernière voie d’approvisionnement qui relie Alep à la Turquie. À la même période, le président turc Recep Tayyip Erdogan et son homologue russe, Vladimir Poutine, officialisent leur réconciliation, neuf mois après la mort d’un pilote russe dont le bombardier avait été abattu par l’aviation turque au-dessus de la frontière entre la Syrie et la Turquie. Cette double évolution va être fatale aux rebelles d’Alep-Est. Ils sont désormais assiégés et plus isolés que jamais.

À la fin du mois d’août, plusieurs coalitions de rebelles dont celles de l’Armée de la conquête vont parvenir à briser le siège pendant quelque temps. Mais les rebelles vont vite retomber dans leur division habituelle et le camp loyaliste va refermer la brèche. Entre-temps, quelques centaines de jihadistes de Fateh al-Cham (ex al-Nosra) ont profité de l’offensive pour entrer dans la ville. Ils sont accueillis comme des héros par les habitants d’Alep-Est, pourtant jusque-là très méfiants à leur égard, mais qui sentent désormais qu’ils n’ont plus d’autre choix que d’accepter la main tendue de tous ceux qui veulent les aider. La présence de ces jihadistes sera ensuite utilisée par Moscou comme prétexte pour justifier ses bombardements.

Entre juillet, le début du siège, et décembre, les 250 000 habitants d’Alep-Est vont littéralement vivre l’enfer. Téhéran, Moscou et leurs obligés syriens vont méthodiquement détruire toutes les infrastructures de la ville, principalement les hôpitaux et les écoles. Pour ce faire, ils vont utiliser, en plus des barils explosifs, des bombes incendiaires fabriquées à partir de phosphore ou de napalm, mais aussi des bombes dites « bunker buster » ou bombes perforantes capables de traverser plusieurs étages d’immeuble. Alep-Est va devenir le laboratoire de toutes les horreurs, le nouveau Grozny de Moscou.

Bien que manquant de tout, les habitants d’Alep-Est gardent l’espoir, persuadés que les rebelles en provenance d’Idleb vont réussir à briser le siège. La communauté internationale se contente de réclamer pour sa part une trêve à grands cris et dénonce les crimes de guerre perpétrés par Moscou. Mais rien n’y fait. Le régime et ses parrains sont décidés à mater la rébellion par la force.

Attendre la mort
Le 15 novembre, la grande offensive terrestre est lancée. Les milices chiites, libanaises, irakiennes et afghanes, encadrées par les pasdarans, constituent le gros des troupes et facilitent l’avancée des forces spéciales de l’armée syrienne. Les bombardements sont plus intenses que jamais. Mais les forces loyalistes progressent à très grands pas, marquant la détermination de l’axe Damas-Moscou-Téhéran à régler l’affaire avant l’arrivée de la nouvelle administration américaine.

Le 26 novembre, le pouvoir annonce s’être emparé de Massaken Hanano, le plus grand quartier de la partie rebelle. Le 6 décembre, six nouveaux quartiers, notamment le district-clé de Chaar. Le 7 décembre, la vieille ville tombe à son tour. Des dizaines de milliers d’habitants décident de fuir. Les autres sont déterminés à rester jusqu’à la fin, reculant de quartier en quartier à mesure que les troupes ennemies avancent. Ils n’ont plus de nouvelles des gens passés de l’autre côté. Ils ne comprennent pas comment la communauté internationale a laissé faire tout cela. Ils attendent la mort.

Le 13 décembre, après une nuit marquée par de nombreuses exactions de la part des miliciens, Moscou et Ankara annoncent un plan d’évacuation. Les 100 000 civils encore présents à Alep-Est sont regroupés dans moins de 5 km2. Après quelques heures de répit, les bombardements ont repris hier sans que l’on sache si l’accord d’évacuation était encore à l’ordre du jour. Ce n’est plus qu’une question d’heures avant que le régime remette la main sur la totalité de la ville.

Moscou, Damas et Téhéran viennent de remporter leur plus grande victoire depuis le début du conflit. En faisant de la partie orientale de l’une des villes les plus anciennes du monde un véritable cimetière sous le regard, effaré mais volontairement impuissant, du reste du monde. C’est l’heure du requiem pour Alep. Pour la révolution syrienne. Et pour la communauté internationale.