Syrie : la guerre des mots

L’utilisation du terme « rebelle » pour qualifier les groupes armés opposés aux forces du régime syrien à Alep déclenche une avalanche de critiques de la part d’une partie des lecteurs.

Plus le conflit syrien se prolonge, plus il est difficile de qualifier la nature de ses acteurs avec justesse et partialité. La bataille d’Alep, qui oppose une coalition de forces loyalistes à plusieurs coalitions de forces rebelles, en est le dernier exemple en date. L’utilisation du terme « rebelle » par certaines agences de presse (dont l’AFP et Reuters) et par certains journaux (dont L’Orient-Le Jour) pour qualifier les groupes armés opposés aux forces du régime syrien à Alep déclenche, encore plus qu’à l’accoutumée, une avalanche de critiques de la part d’une partie des lecteurs.

Devenu l’épicentre géopolitique du Moyen-Orient, le conflit syrien est une source de tension permanente : toute information le concernant peut provoquer des joutes verbales et des accusations de « mensonge », de « propagande » ou de « traîtrise ». Le choix de chaque mot est alors perçu comme une prise de positon, comme un enjeu en tant que tel, puisqu’il est déterminant dans la perception de la réalité du conflit.
Au-delà des postures partisanes, force est pourtant de constater qu’aucun mot ne peut décrire avec exactitude la nature protéiforme des acteurs combattant sur le terrain dans les deux camps. Le terme « rebelle », tant décrié, a l’avantage de recouper tous les groupes, quelles que soient leurs idéologies et leurs méthodes, dont la priorité est la chute de Bachar el-Assad. C’est pourquoi les forces kurdes et l’État islamique (EI) ne sont pas qualifiés ainsi. L’utilisation de ce mot, pourtant assez neutre (« qui est fortement opposé, hostile à quelque chose, qui refuse de s’y soumettre », selon la définition du Larousse) est parfois comprise, dans le contexte du conflit syrien, comme une volonté de cacher la réelle nature des groupes que le terme englobe.

 

Trois types de groupe
Dans le cas de la bataille d’Alep, ce que l’on nomme « les forces rebelles » correspond à une coalition de trois types de groupe, qui n’ont pas grand-chose en commun à part le fait qu’ils combattent ensemble les forces loyalistes. Il y a, d’abord, les groupes affiliés à l’Armée syrienne libre (ASL), qui se trouvent essentiellement à l’intérieur de la cité multimillénaire et qui sont de plus en plus minoritaires à mesure que le conflit se prolonge et que les acteurs, dans les deux camps, se radicalisent. Il y a, ensuite, les groupes islamistes de tendance salafiste ou frériste, constituant le gros de troupes, qui s’inscrivent dans une logique nationale et qui sont soutenus par l’Arabie saoudite, la Turquie et le Qatar. Il y a, enfin, les groupes jihadistes, dont le Fateh el-Cham (ex-Front al-Nosra, branche d’el-Qaëda en Syrie) dont le ralliement aux autres groupes a été décisif dans l’offensive visant à briser le siège imposé par le régime depuis le 17 juillet 2016.
Les objectifs respectifs du premier et du troisième groupe sont assez clairs. Le premier participe pleinement aux négociations politiques et veut avoir un avenir dans une Syrie démocratique et pluriconfessionnelle. Le troisième, malgré sa rupture avec el-Qaëda, a pour objectif de fonder un émirat islamique en Syrie et a rejeté, pour l’instant, toute logique de négociations politiques. Il est considéré comme un groupe terroriste à la fois par les Russes et par les Occidentaux.
Le deuxième groupe suscite, pour sa part, davantage de débats politiques quant à sa qualification et à ses objectifs. Respecterait-il le jeu démocratique et le vivre-ensemble dans une Syrie post-Assad ? C’est bien là toute la question. Les Russes considèrent toutes les factions islamistes qui le composent, à l’instar d’Ahrar el-Cham ou de Jaïsh al-islam, comme des groupes terroristes. Les Occidentaux ne les qualifient pas comme tels, pour ne pas les exclure des négociations politiques, mais sont très méfiants à leur égard et refusent de leur livrer des armes.

 

Frontière poreuse
La guerre des mots se joue autant sur le théâtre diplomatique que dans la sphère médiatique. Le terme « terroriste » vise à décrédibiliser complètement l’adversaire et à exclure toute négociation politique avec lui. Mais ce terme n’est pas assez précis (le terrorisme étant davantage une méthode qu’une idéologie) et tous les acteurs sont qualifiés comme tels par leurs adversaires, y compris les Kurdes par les Turcs.
Le terme « jihadiste » est un néologisme, un peu fourre-tout, qui décrit des acteurs faisant le « jihad », ce qui, dans ce contexte, signifie combattre jusqu’à la mort pour imposer sa vision de l’islam. En Syrie, la frontière entre les groupes islamistes et les groupes jihadistes est parfois très poreuse. Qualifier les « rebelles » de « jihadistes » ne permet pas néanmoins de désigner l’ensemble des forces opposées à Bachar el-Assad et la particularité de chacune d’entre elles. Les qualifier de groupes « islamistes » et « jihadistes » est d’autant plus problématique qu’une grande partie des forces loyalistes pourraient également être qualifiées de la sorte. Les milliers de chiites libanais, iraniens, irakiens, afghans, pakistanais engagés aux côtés du régime à Alep sont tout aussi islamistes et jihadistes que leurs adversaires. Dans les deux camps, les combats sont justifiés par des discours théologiques à caractère sectaire et les morts sont célébrés comme des martyrs de la cause divine. C’est au niveau des méthodes employées et des structures militaires auxquelles ils sont intégrés qu’il convient cependant de les différencier.
Le débat sur l’utilisation des mots n’a de sens que s’il est replacé dans un contexte général prenant en compte l’évolution de chacun des acteurs dans les deux camps. La radicalisation effective des groupes rebelles, qui a contribué à rendre caduque l’expression « opposition modérée » est, en ce sens, le miroir de la radicalisation des forces loyalistes. La « non-modération » de l’un ne doit pas cacher la « non-modération » de l’autre. Après cinq ans d’une guerre civile impitoyable, toutes les forces modérées pouvant accepter de dialoguer avec l’autre et de reconstruire un vivre-ensemble semblent avoir disparu sur le terrain, annihilant, à court terme, tout espoir de paix. Et rendant ainsi complètement absurdes, puisque dénués d’avenir, tous les enjeux de cette guerre des mots.