Les raisins de la colère marocaine, voués à mûrir ou à pourrir ? – OLJ

Les raisins de la colère marocaine, voués à mûrir ou à pourrir ?
ÉCLAIRAGELe ministre de l’Intérieur justifie les violences policières et affirme que « l’État n’avait d’autre choix que de faire respecter la loi ».

Alix DE MAINTENANT | OLJ
07/06/2017

« Tant qu’il y aura de la frustration, il y aura de la contestation », affirme d’un ton assuré Mounir Kejji, joint au téléphone par L’Orient-Le Jour. Ce jeune militant du « Hirak », nom donné au mouvement de fronde du Rif marocain (le Nord déshérité du royaume), né il y a sept mois, soutient que les manifestations ne cesseront pas en dépit de la riposte gouvernementale.

Au contraire, celles-ci sont devenues quotidiennes depuis une dizaine de jours, notamment suite à l’arrestation du leader de la protestation, Nasser Zefzafi, et d’autres noyaux durs du mouvement, en tout une trentaine, qui ont été inculpés d’atteinte à la sécurité de l’État.

La région, qui s’estime « marginalisée » et « oubliée » selon sa population locale, aspire aujourd’hui à des mesures socio-économiques concrètes. Le mouvement a d’ailleurs pris soin de les regrouper dans un cahier des charges : 21 demandes précises, allant de l’installation d’un hôpital au financement de projets socioculturels ou éducatifs.

 

Sous l’égide de Nasser Zefzafi, la protestation s’est organisée. Cet insurgé du Rif a multiplié les harangues à l’encontre du « makhzen » (l’appareil d’État), dénonçant tour à tour un « État policier » et « corrompu ». Très présent sur les réseaux sociaux, il n’a pas hésité à mener sa lutte sur le terrain, allant jusqu’à interrompre un imam pendant un prêche virulent à l’égard du « Hirak » à l’intérieur même d’une mosquée. Cette posture de révolutionnaire lui a valu, entre autres accusations, d’être arrêté par les autorités marocaines.

Pour Aboubakr Jamai, enseignant à IAU College en relations internationales (en France), interrogé par L’Orient-Le Jour, « Zefzafi n’est pas un leader habituel ». « Il s’est élevé contre un imam, et en cela (…) il a fait beaucoup de mal au régime puisqu’il a retourné son arme contre lui », poursuit-il. C’est cet islam politique qui a été défié par M. Zefzafi, selon l’expert, tordant le bras du même coup à l’instrumentalisation de la religion dont se servirait l’État pour protéger et faire valider son pouvoir. S’il n’est pas « un leader charismatique », l’insurgé rassemble les foules. Selon le spécialiste, la résilience du mouvement tient au programme présenté par M. Zefzafi.

De son côté, Mounir Kejji parle de son chef de file comme d’un concept : « Même s’il est aujourd’hui en prison, la contestation va continuer. » Depuis son arrestation, des manifestations quotidiennes à al-Hoceima et dans plusieurs villes et villages alentour demandent sa libération, ainsi que celle de ses codétenus. Des portraits du leader sont brandis dans les regroupements, des slogans tels que « Nous sommes tous Zefzafi » sont repris en chœur, face à des forces de police à la réponse parfois musclée.

Riposte embarrassée et dépassée
Au début de la contestation, il semblerait que le gouvernement se soit terré dans un long silence. Mounir Kejji l’accuse d’avoir mené « une politique de la sourde oreille » face à des demandes « légitimes », ce qui aurait cristallisé la colère et fidélisé davantage de protestataires. L’État se serait finalement réveillé, répondant aux revendications par une approche sécuritaire. Des violences policières ont ainsi été déplorées par des manifestants, face à des « regroupements pacifiques ».

Les arrestations ont été défendues, hier, par le ministre de l’Intérieur, Mr Abdelouafi Laftit, qui fait valoir que « l’État n’avait d’autre choix que de faire respecter la loi ». Cette offensive des autorités a également été vivement critiquée par de nombreux citoyens marocains, des intellectuels et défenseurs des droits de l’homme, en même temps que certains partis politiques importants. Pierre Vermeren, historien et spécialiste du Maroc, contacté par L’Orient-Le Jour, reste pour sa part prudent quant aux interprétations que l’on pourrait tirer de ces soutiens, en avançant que l’« on peut penser qu’il s’agit parfois de récupération politique ». Cependant, les manifestations ont fait tache d’huile dans le pays, puisque de nombreux sit-in et regroupement ont été organisés pour porter les revendications de la fronde rifaine, de Meknès à Rabat ou Casablanca, jusqu’à certaines villes européennes.

La riposte gouvernementale s’est aussi jouée à un niveau plus insidieux, celui de la communication officielle, qui s’adresse plus à « l’opinion publique qu’aux manifestants », pour l’historien. L’État fait planer la menace d’une « fitna » (discorde) découlant de ces protestations, faisant référence à des cadres historiques qui remontent aux troubles ayant opposé les sunnites et les chiites, qui ont bousculé tout le monde arabo-musulman. Ce discours présente les manifestants comme des « séparatistes » qui contestent l’autorité et l’intégrité territoriales, ce dont se défendent Mounir Kejji et d’autres membres du mouvement, insistant sur la vocation « unioniste » du Hirak. L’idée d’instabilité qui repose derrière cette accusation alarme la société marocaine, qui en vient elle-même à se diviser sur le soutien à apporter ou non aux revendications des habitants d’al-Hoceima.

 

Bombe à retardement
Ce drapeau rouge agité par le gouvernement n’est pas sans rappeler à de nombreux citoyens marocains les scénarios noirs du printemps arabe syrien ou libyen, qui préfèrent s’accorder avec la version officielle, de peur de voir leur pays ébranlé.

« Tous les printemps arabes qui ont secoué l’année 2011 ont un dénominateur commun : une jeunesse sans emploi et désabusée », reprend Aboubakr Jamai. Si « les mêmes causes mènent aux mêmes effets », il n’hésite pas à parler de son pays comme d’« une bombe à retardement ». Il explique ainsi que le gouvernement s’est illustré sur la scène régionale et internationale comme le seul à avoir négocié avec sa population sans basculement du régime. Cependant, « les manifestations d’aujourd’hui montrent que c’est faux », répond l’ancien enfant du Maroc, avant d’ajouter que « ce mouvement est une gifle pour le makhzen ».

Si, pour l’expert, « le système a failli dans sa politique », la Constitution de 2011 n’est finalement pas une réponse aux maux socio-économiques du pays. Il est encore trop tôt cependant pour avancer la possibilité d’un renversement de l’équilibre étatique. Pourtant, Mounir Kejji n’a pas peur de supposer que « si le gouvernement continue, l’avenir est vraiment incertain. (…) Il sème les graines d’un séparatisme qui pourra voir le jour dans une dizaine d’années ». Pour l’heure, le « makhzen » surveille encore attentivement ces bourgeons.