Pour que les Arméniens d’Alep ne finissent pas en vague souvenir…

« À Alep, la vie est normale. » Ces propos du maire de la ville, Mohammad Marwan Halabi, adressés à la presse le 29 avril dernier, quelques heures après que la mosquée Mulla Khan eut été visée par des tirs de roquettes, ont été raillés sur les médias sociaux. Ce jour-là, au moins 15 civils ont été tués et 30 autres blessés, à la sortie de la prière du vendredi.
Parce que la réalité à Alep est pourtant bien loin de toute normalité. À l’Est, dans les quartiers de la ville sous contrôle rebelle, les bombardements restent quasi quotidiens. À l’Ouest, côté régime, la vie de quartier peine à reprendre le dessus, tant les départs se sont fait nombreux. Plus de 75 % des chrétiens de Syrie ont choisi l’exode.
La communauté arménienne a été l’une des premières à franchir le pas et rejoindre sa seconde patrie, l’Arménie, mais aussi le Canada ou l’Europe. En 2012, la ministre arménienne de la Diaspora, Hranush Hagopian, avait déclaré que « les enfants (venus en colonie d’été) pourraient séjourner plus longtemps en Arménie si la situation continuait à se dégrader en Syrie ». Depuis, ce sont des familles entières qui ont quitté le pays. À Alep, les Syro-Arméniens ne sont plus que 6 000 à 7 000 personnes. Ils étaient plus de 45 000 avant que la ville ne se scinde en deux à l’été 2012. L’une des plus fortes communautés arméniennes du Moyen-Orient a rapidement vu sa situation se dégrader, notamment à cause de la prise par les rebelles de nombreuses usines dans la province d’Alep appartenant à des Syro-Arméniens, et des bombardements sur ses quartiers. Si la grande majorité a quitté la Syrie, il reste des familles sans moyens suffisants pour faire de même. D’autres n’ont d’autre choix que de rester parce que leurs fils sont soldats dans l’armée du régime.Déracinée ou prisonnière d’une guerre qui s’éternise, la communauté arménienne d’Alep risque fort de n’être plus qu’un vague souvenir.
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Minimum vital

« La pire des choses pour moi, c’est de m’être habituée à cette situation avec le temps », confie Aline D.*, 22 ans, à L’Orient-Le Jour. La famille de cette étudiante en pharmacie fait partie de celles, au sein de la communauté syro-arménienne, qui n’envisagent pas de quitter Alep. « Moi je voudrais partir, mais ma famille, surtout mon père, élude la question », poursuit la jeune femme. Son quartier de résidence, Villat, n’a pas été épargné par les bombardements, et la peur ronge la jeune femme au quotidien. Mais c’est le chemin en bus qui la mène vers son université qui l’effraie le plus. Située à 45 km au sud-ouest d’Alep, l’université privée d’Ebla est à seulement 20 km d’Idleb, ville aux mains des jihadistes du Front al-Nosra (la branche syrienne d’el-Qaëda). Malgré cela, les étudiants sont nombreux à poursuivre leur cursus. Des locaux ont cependant été installés à Hamdaniyé, à 45 minutes de chez elle.
Au fil des années, elle dit s’être habituée au manque d’eau et d’électricité. « Mon corps et ma tête ont accepté cela, même si parfois le minimum vital n’est pas assuré. Quand je sors dans la rue et que je vois les conditions des autres, je me rappelle que j’ai de la chance », reconnaît-elle. Elle reste une privilégiée, même si sa famille ne peut pas se permettre de tout abandonner et de repartir à zéro. Depuis peu, leur nouveau passeport arménien leur a été délivré. « Mais ce n’est pas pour autant qu’on compte y vivre définitivement », poursuit-elle. Après trois visites touristiques dans le pays de ses racines, en 2010 et en 2014, la future diplômée sait que l’Arménie ne pourra lui offrir que très peu de perspectives d’emploi. « C’est sûr que là-bas la vie quotidienne est géniale, mais à Alep j’ai plus de chances de me faire embaucher », précise-t-elle.
En attendant, Aline D. prend son mal en patience mais confie avoir perdu la foi. Pas totalement « à cause de la guerre », insiste-t-elle. Sur sa page Facebook, une photo du Karabakh, mais également des déclarations d’amour à sa ville natale, avec le hashtag SaveAleppo. « Ici, la plupart des jeunes syro-arméniens, garçons et filles, sont partis, il ne reste plus que des vieux », dit-elle. Du haut de ses 22 ans, Aline ne songe pas vraiment à se marier et fonder une famille. « J’ai pas mal de demandes en mariage, mais je les envoie promener. Et ici, on ne voit pas cela d’un bon œil », plaisante-t-elle.
(Pour mémoire : Une énième trêve à Alep mise à mal par des raids du régime)
Mariages et fêtes

Minas Terzian a fait du mariage son fonds de commerce. Cet Alépin trentenaire a repris la tête de deux agences spécialisées dans la photographie de mariages arméniens, initialement fondées par son père. « Bien sûr que j’ai songé à partir, mais j’ai mon entreprise qui marche plutôt bien. Je ne suis pas un simple employé qui pourrait partir et trouver un travail dans n’importe quel domaine à l’étranger », confie-t-il. S’il affirme ne plus y penser et même se satisfaire de sa situation, le photographe a toutefois envoyé sa jeune épouse et leur fillette âgée de quelques mois en Arménie. Seul garant du revenu familial, Minas Terzian ne peut se permettre de déserter son appartement et son business. Dans ses deux studios des quartiers de Suleimaniyé et de Mouhafaza, les clients ne se pressent plus comme avant. Malgré la terrible situation qui perdure dans la ville, des mariages et des fêtes continuent d’être célébrés en grande pompe. Selon Minas, les gens ne veulent pas céder à la peur. « Pour moi, tout se passe bien ici », persiste-t-il à dire. Malgré la crise et la dévaluation de la livre syrienne, le photographe gagne bien sa vie. Au fil des ans, il s’est forgé une solide réputation au sein de sa communauté, jusqu’à se rendre parfois au Liban pour des mariages.
Comme chez elle au Liban

C’est là que Sandra Hagopian a trouvé refuge. Cette jeune mère a quitté Alep il y a un an. Ces dernières années, elle ne se sentait pas à sa place en tant que chrétienne arménienne, ni en tant que mère célibataire. « J’ai tardé à partir, mais à un moment ce n’était plus vivable du tout », confie-t-elle. La jeune femme hésite, trouve que la vie libanaise est hors de prix, et la route des Balkans bien trop dangereuse. Elle songe un temps à l’Arménie, mais la crise du travail et la cherté de vie l’en dissuadent. Si elle se sent presque comme chez elle au Liban, grâce à la langue et les traditions communes, la jeune femme peine à s’en sortir. « Mon fils est libanais, mais pas moi. C’est très compliqué de trouver du travail et je n’ai pas le droit d’ouvrir mon propre business », confie-t-elle. À Alep, Sandra était antiquaire. « Avant la guerre, à Alep avec son brassage de communautés, tout allait bien. On ne vivait pas comme des rois, mais ça allait », confie Sandra. C’est sur sa page
Facebook qu’elle garde vivant le lien avec sa ville. La blogueuse a près de 30 000 followers, et ses vidéos, comme ses statuts, évoquant la plupart du temps les souffrances ou la beauté d’Alep, atteignent parfois jusqu’à 300 000 clics. Fera-t-elle de même au Canada, où la belle Alépine a demandé l’asile afin de donner une vie meilleure à son fils ?
* Le prénom a été changé.