OLJ – « Les sociétés qui sont mentalement préparées aux attentats sont celles qui ont gardé vivants les rituels du deuil »

Le psychanalyste Chawki Azouri et le sociologue Michel Wieviorka dissèquent pour « L’Orient-Le Jour » les retombées des attentats de Paris sur la société française.
La France est en guerre. C’est ce que répètent politiques et observateurs depuis la terrible nuit du vendredi 13 novembre. Une guerre à laquelle les Français n’étaient pas préparés et qui s’est imposée à eux, au-delà de la violence et du spectaculaire. La société française pensait que le pire était passé après les attentats du 7 et 9 janvier derniers, après Charlie Hebdo. Elle a été totalement prise de court, et sérieusement fragilisée par les attentats menés par l’État islamique (EI): après le choc, c’est désormais la peur qui envahit la nation. Parce que ces attentats n’ont pas visé un lieu ou une personnalité politique en particulier, mais une génération en train de faire la fête, d’assister à un match de football, d’écouter du rock, de boire et de manger, bref, de vivre. Parce que le but était de tuer un maximum de personnes, sans distinction de religions. Des jeunes Français qui tuent d’autres jeunes Français. Le symbole est extrêmement fort. Tout comme l’impact sociologique et psychologique.

La différence entre les attentats de Charlie Hebdo et ceux du 13 novembre est sans conteste la « façon indiscriminée de frapper des gens », explique le sociologue Michel Wieviorka.
En assénant de nouveau le mot guerre, les dirigeants ont sorti la France de sa torpeur. Elle est passée en quelques heures d’une société en paix à un collectif assiégé. Et dans un pays où plusieurs générations n’ont pas connu d’épisode dramatique, la dernière guerre, celle d’Algérie remontant à plus de 50 ans, se dire que la France est en guerre contre le terrorisme doit résonner comme quelque chose d’absurde. « Nous ne sommes plus en paix, mais nous ne pouvons pas dire que nous sommes une société en guerre », affirme M. Wieviorka. Pour lui, le choix des mots a la plus haute importance et l’utilisation du mot « guerre » n’est pas acceptable, puisqu’une guerre se fait entre des États et qu’elle est régie par des conventions internationales.

« Dire qu’on va en guerre contre le terrorisme c’est utiliser exactement les mots du président américain Georges Bush et du Premier ministre britannique Tony Blair, ce qui est donc un vocabulaire très dangereux. C’est une droitisation du débat qui peut provoquer des catastrophes », poursuit-il. Pour le psychanalyste Chawki Azouri, « une société démocratique a beaucoup plus de mal à comprendre comment on peut lui faire la guerre de cette façon, sans qu’elle ne puisse répondre ».

« D’être eux-mêmes et de n’être pas eux-mêmes… »

Cette violence, habituelle dans les sociétés du sud de la Méditerranée, reste tout à fait exceptionnelle en France. Même si les troupes françaises combattent à l’étranger, une telle attaque sur son sol était inimaginable. Enfermée dans une sorte de cocon, la France semble avoir occulté le fait que la menace est réelle.

Comparé au Liban, dont le quotidien est ponctué d’attentats, d’enlèvements et de d’attaques, qui a assimilé et normalisé, à force de les avoir vécus, les mille et un épisodes dramatiques qu’il a vécus, comment la France peut surmonter un tel traumatisme ? Pour Chawki Azouri, les sociétés qui sont « mentalement préparées aux attentats sont les sociétés qui ont gardé vivants les rituels du deuil. En Europe, malheureusement, la part sociale active dans le deuil n’est plus là », poursuit-il.

Selon lui, certains pays ont payé le prix du traumatisme, comme le Liban, et peuvent ainsi le dépasser plus facilement qu’un pays comme la France. Les scènes de psychose des derniers jours dans les rues de Paris, au moindre éclat de pétard ou de chauffage qui explose, témoignent de la peur bien réelle qui se propage. « Cela ressemble aux scènes de panique des années 80, à l’époque de Georges Abdallah. Mais la psychose est bien plus grande car l’EI frappe à n’importe quel moment et contre n’importe qui », note M. Azouri. Le psychanalyste estime par ailleurs que la psychose est entretenue par le gouvernement, car, en décrétant l’état d’urgence, la peur augmente inévitablement.

Un tel attentat peut également impacter la solidité du tissu national. L’objectif de l’EI est de déclencher une guerre civile en France. Si la France a pour l’instant opposé aux terroristes un message d’unité nationale, elle n’est pas pour autant à l’abri d’un délitement sociétal, du fait notamment de la stigmatisation de sa communauté musulmane. Crier halte aux amalgames, c’est déjà ostraciser quelque part un pan entier de la population française. Comme le rappelle M. Wieviorka, la société française « demande aux musulmans deux choses totalement contradictoires ». D’une part, d’être des citoyens « comme tout le monde » et de respecter les principes de laïcité, et de l’autre, d’affirmer leur opposition sans ambages à ces attentats, parce que, justement, ils sont musulmans. « On leur demande d’être eux-mêmes et de ne pas être eux-mêmes. Et dans les deux cas, on les désigne comme un groupe différent », poursuit le sociologue. En les disqualifiant, on crée une inquiétude et des « violences » ne sont pas à exclure.