Mediapart – L’esplanade des Mosquées, poudrière du conflit israélo-palestinien

Après plus de trois semaines de violences autour de l’esplanade des Mosquées et un week-end sanglant à Jérusalem, les affrontements entre juifs et musulmans se sont étendus à la Cisjordanie, faisant craindre le début d’une troisième Intifada.
 « Le mont du Temple est entre nos mains ! » Voilà la phrase que relayaient les talkies-walkies de l’armée israélienne le 7 juin 1967, lorsque ses parachutistes parvinrent à conquérir le lieu. Pour préserver cette victoire inattendue, le général Moshe Dayan préféra rendre les clefs du site aux musulmans. Le premier lieu saint du judaïsme, aussi appelé esplanade des Mosquées, et où se trouve la mosquée d’Al-Aqsa, troisième lieu saint de l’islam, est donc resté sous le contrôle de la Jordanie. Depuis cette date, des règles tacites y ont été instituées : les musulmans peuvent s’y rendre quand ils le souhaitent. Les juifs, uniquement à certaines heures, mais sans avoir le droit d’y prier. Pendant des années, il n’y a eu quasiment personne pour venir remettre en cause cet état de fait. Et surtout pas les juifs pratiquants qui, selon la Halakha, la loi juive, n’étaient pas censés pouvoir se rendre sur le lieu où s’élevait autrefois le Temple tant que le messie ne serait pas arrivé.
Aujourd’hui, les choses ont pourtant beaucoup changé. À la faveur de l’échec des accords d’Oslo (1993) et du renouveau du sionisme religieux, de plus en plus d’ultraorthodoxes ont souhaité se rendre sur le mont du Temple. Et aux initiatives personnelles ont très vite succédé les incitations des rabbins. Selon l’Organization of Muslim Endowments and al-Aqsa Affairs, qui gère le site, 14 000 juifs israéliens se seraient ainsi rendus sur l’esplanade des Mosquées pendant l’année 2014.
Le 28 septembre dans la vieille ville de Jérusalem, des femmes palestiniennes manifestent contre les pèlerins juifs. 

Au cours des trois dernières semaines, c’est précisément cette affluence, accrue en cette période de fête, contre laquelle ont manifesté les Palestiniens. Les affrontements se sont multipliés avec les forces de police israéliennes, essayant de frayer un chemin aux pèlerins juifs. Jets de pierre et de bombes artisanales contre grenades assourdissantes et balles en caoutchouc, puis balles réelles : la guérilla s’est étendue jusque dans les ruelles de la vieille ville, sous le regard hagard des touristes. Motif supplémentaire de tension : dans la nuit du 13 septembre, veille du nouvel an juif, l’armée israélienne a pénétré dans la mosquée d’Al-Aqsa pour y poursuivre de jeunes jeteurs de pierres palestiniens. Une ligne rouge pour le président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, mais aussi pour la Jordanie, garante des lieux, qui a menacé de rappeler son ambassadeur.

Pour les autorités israéliennes, c’est principalement le Mouvement islamique israélien, dirigé par le cheikh Raed Salah, qui est responsable de l’escalade de la violence à Jérusalem en général et sur l’esplanade des Mosquées en particulier. Le mouvement, qui a fait de la défense d’Al-Aqsa son cheval de bataille, paierait notamment des manifestants palestiniens appelés Morabitouns. « Ces Morabitouns sont des crieurs et des crieuses qui se trouvent sur place, ils brandissent le Coran et crient à chaque fois qu’il y a un Israélien qui veut prier sur le mont du Temple », explique Freddy Eytan, ancien ambassadeur d’Israël et directeur du centre de recherche israélien Le Cape de Jérusalem. Le 9 septembre, quelques jours seulement avant le début des affrontements sur l’esplanade, les Morabitouns ont été déclarés illégaux par le ministre israélien de la défense, Moshe Ya’alon, à la demande du ministre de l’intérieur Gilad Erdan et du Shin Beth (service de sécurité intérieur israélien). « Le statu quo est menacé par des extrémistes, à la fois juifs et arabes, précise Freddy Eytan, donc il fallait écarter ces extrémistes pour ne pas faire exploser une nouvelle fois une poudrière religieuse, parce qu’à tout prix, il faut éviter une guerre de religions. » 
« Envisager la situation sous le seul angle du conflit religieux serait une erreur. Le problème à Al-Aqsa symbolise et reflète la situation générale des Palestiniens sous l’occupation israélienne et la façon dont les autorités israéliennes violent constamment les droits des Palestiniens », objecte Fayrouz Sharqawi, membre de l’ONG palestinienne Grassroots Jerusalem. « Les règles changent tout le temps et de manière arbitraire », dénonce-t-elle. Le 26 septembre dernier, après plusieurs jours d’affrontements autour de l’esplanade, les autorités israéliennes ont interdit l’accès à la mosquée d’Al-Aqsa aux hommes de moins de 50 ans. Une mesure qui avait déjà été instaurée l’année dernière, dans des circonstances similaires. Plus inédit, au début de cette semaine, l’accès à la vieille ville a été interdit à tous les Palestiniens de Jérusalem-Est pendant deux jours. Une décision prise par la police israélienne suite à l’assassinat de deux Israéliens par un Palestinien dans la nuit du 3 octobre, en marge des affrontements.
Fantasmes et faits tangibles
Pour calmer les esprits, le premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, n’a cessé de réaffirmer qu’il n’avait aucune intention de remettre en cause le statu quo sur l’esplanade des Mosquées. Mais selon un sondage réalisé en décembre 2014 par le Palestinian Center for Policy and Survey Research, 87 % des Palestiniens pensent que la mosquée d’Al-Aqsa est en grave danger, 56 % estiment qu’Israël souhaite détruire Al-Aqsa et le Dôme du Rocher qui lui fait face, afin de les remplacer par un nouveau Temple juif, et 21 % pensent qu’Israël projette de diviser l’esplanade afin d’y installer une synagogue.
« Tout ça, ce ne sont que des excuses », s’emporte Yehuda Glick au bout du téléphone. Fervent défenseur des droits des juifs à prier sur le mont du Temple, ce rabbin représente la frange la plus radicale des ultraorthodoxes juifs, celle qui rêve de pouvoir reconstruire le Temple. « Ce sont des gens violents. Et ils se trouvent des excuses pour propager leurs violences, poursuit-il. La violence sur le mont du Temple ne va que dans une seule direction, contre les juifs. » Yehuda Glick est un dur à cuire. En octobre 2014, l’activiste s’est fait tirer dessus par un membre palestinien du djihad islamique. Il a survécu. Mais, par ailleurs accusé d’avoir agressé une femme musulmane, le rabbin a vu son accès à l’esplanade restreint par la justice. Alors quand on lui demande si après l’attaque dont il a été victime l’année dernière, et le sang qui a coulé ce week-end à Jérusalem, son combat vaut toujours le coup, il est catégorique : « Évidemment, je pense que tout le monde peut comprendre que nous nous battons contre la terreur pour préserver notre liberté. Je pense que le monde libre doit se battre, parce que si nous ne le faisons pas, le prix sera beaucoup plus élevé. On le voit avec Al-Qaïda et l’État islamique qui se sont propagés dans nos pays voisins. » 
Si les peurs des Palestiniens au sujet de la perte de la mosquée d’Al-Aqsa relèvent d’une part de fantasmes, elles s’appuient néanmoins sur deux faits tangibles. D’abord, un épisode traumatique. En 1980, un groupe d’ultra-nationalistes religieux juifs a tenté de faire sauter la mosquée un vendredi, jour d’affluence pour la prière des musulmans : 120 kilos d’explosifs avaient été découverts deux minutes avant l’explosion. Seconde source d’angoisse, les fouilles archéologiques opaques et controversées que mènent les Israéliens aux abords de l’esplanade depuis 1967, avec notamment le creusement d’un tunnel sous le mur des Lamentations. Ces fouilles sont perçues par les Palestiniens comme un processus de légitimation pouvant mener à la reconstruction du Temple (un Temple dont l’Organization of Muslim Endowments and al-Aqsa Affairs nie l’antique existence). Elles ont été dénoncées par la Jordanie et l’Autorité palestinienne dans un rapport remis en mars 2015 à l’Unesco.
L’irruption de violence des derniers jours est certes loin d’être circonscrite à Jérusalem. Le 1er octobre, un couple de colons israéliens a été tué par balles alors qu’il roulait à bord d’une voiture près de Naplouse, avec ses quatre enfants à l’arrière. Et dans la foulée des attaques de Jérusalem, les affrontements se sont propagés comme une traînée de poudre à travers toute la Cisjordanie, faisant plusieurs morts. Ce mercredi, deux Israéliens, dont un soldat, ont été attaqués à l’arme blanche et blessés, l’un à Jérusalem, l’autre à Kiryat Gat, une ville du sud d’Israël. Mais Jérusalem reste le centre névralgique du conflit. Ces dernières années, les attentats se sont multipliés dans la ville trois fois sainte, avec des attaques à la voiture bélier contre des Israéliens ou encore l’attaque sanglante d’une synagogue en novembre 2014.
En septembre 2000, la visite sur le mont du Temple d’Ariel Sharon, fondateur du Likoud (le parti de Benyamin Netanyahou) et alors chef de l’opposition à la Knesset, avait été considérée par les Palestiniens comme la provocation qui avait allumé la mèche de la seconde Intifada. Côté israélien, cette version est contestée. Plusieurs historiens estiment que le président de l’Autorité palestinienne de l’époque, Yasser Arafat, aurait « programmé » l’Intifada. Une manière pour lui de réaffirmer son autorité face au Hamas, qui contestait le processus de paix. Et que la visite d’Ariel Sharon n’aurait été qu’un prétexte.
Raison de se révolter pour les uns, prétexte pour les autres, le sort de la vieille ville et de l’esplanade des Mosquées demeure à ce jour l’un des principaux points d’achoppement du processus de paix israélo-palestinien. Un point si épineux qu’il avait été remis à plus tard lors de la signature des accords d’Oslo

07 octobre 2015 | Par Chloé Demoulin