Syrie : les dures leçons d’Alep

Editorial. On peut appeler cela de la ruse, du cynisme, ou un mélange des deux, peu importe, mais une chose au moins est claire : les Russes ont décidé de torpiller la négociation de Genève sur l’amorce d’un cessez-le-feu en Syrie. Ils parient sur une solution militaire.

Tel est le bilan implicite que le secrétaire de l’ONU, Ban Ki-moon, dressait, ce week-end, dans le Financial Times, de la campagne de bombardements russes et des combats en cours à Alep, deuxième ville et capitale économique de la Syrie, dans le nord du pays. Après une semaine d’intenses pilonnages – y compris à l’aide de bombes à fragmentation –, sur les zones tenues par les rebelles à l’est de la ville, les forces au service du régime de Bachar Al-Assad progressent. Elles pourraient bientôt encercler la ville, la couper de la frontière turque toute proche, et remporter ainsi une victoire stratégique majeure sur l’insurrection armée qui tient une partie d’Alep depuis l’été 2012. Ce serait un tournant capital dans cette guerre déjà longue de cinq ans.

M. Ban Ki-Moon accuse : « Dès que la négociation de Genève a été réunie [au début de la semaine dernière], les bombardements aériens se sont poursuivis et les opérations terrestres [des forces pro Assad] ont commencé. » Tout se passe comme si les Russes s’étaient servis des pourparlers de Genève, aujourd’hui suspendus, comme d’un leurre. Le secrétaire général de l’ONU dénonce les ravages provoqués par les raids russes : « Beaucoup de morts dans la population civile » et beaucoup de destructions d’« installations civiles » (écoles et hôpitaux).

La population d’Alep fuit vers la frontière turque, par dizaines de milliers de personnes – colonnes de misère, dans le froid et la boue, démunies de tout. La Turquie, qui héberge déjà généreusement près de deux millions et demi de réfugiés, va voir son fardeau s’alourdir encore.

Au-delà des propos de M. Ban, on peut, prudemment, avancer trois remarques. La première est d’ordre militaire. Depuis l’intervention russe, en octobre 2015, Moscou paraît décidé à regrouper toute la Syrie « utile », l’ouest du pays, du nord au sud, sous la houlette du régime de Damas. Partout, l’opposition armée recule – qu’il s’agisse des modérés de l’Armée syrienne libre ou des islamistes, comme le Front Al-Nosra, la branche syrienne d’Al-Qaida. Le Kremlin joue la victoire de Bachar Al-Assad et d’une armée syrienne massivement appuyée par des milices chiites libanaises, iraniennes et afghanes.

La seconde remarque est une manière de bilan des gagnants et des perdants. Du côté des premiers, on rangera le régime de Damas, au moins momentanément, et les Kurdes de Syrie, qui ont réussi à prendre le contrôle d’un territoire conséquent. Quant à l’organisation dite Etat islamique, elle est pour l’heure épargnée par l’offensive russe. Du côté des perdants, on citera les deux grands parrains de l’insurrection armée syrienne, la Turquie et l’Arabie saoudite, qui ont joué la chute du régime de Damas.

La troisième remarque concerne les Etats-Unis, ou plutôt leur absence et leur silence. Ils ont voulu la conférence de Genève, résolument. A tout le moins disaient-ils vouloir des cessez-le-feu localisés, prélude à une négociation politique. Les Américains ont-ils été bernés par les Russes à Genève ou faut-il parler d’une manière de complicité passive ? A moins que la séquence actuelle ne soit, tout simplement, dans la logique de leur volonté de retrait déjà ancienne.
http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2016/02/08/syrie-les-dures-lecons-d-alep_4861431_3218.html#u0hhZtbKrH6Dd3If.99