Le Monde – Dans Palmyre contrôlée par l’EI, « l’épuration a commencé »

Ce n’est pas aux ruines de Palmyre, mais à ses habitants que l’organisation Etat islamique (EI), le nouveau maître de la ville, a entrepris de s’attaquer en premier. Les djihadistes, qui se sont emparés des lieux mercredi 20 mai, ont épargné pour l’instant les vestiges gréco-romains, qui font de cette oasis du centre de la Syrie l’un des sites archéologiques les plus grandioses du Proche-Orient. En revanche, les soldats du « califat » n’ont pas tardé à se lancer dans une purge de grande ampleur, destinée à cimenter leur emprise sur le terrain.

Au moins 217 personnes ont été exécutées depuis le début de leur offensive contre Palmyre, il y a neuf jours, selon un communiqué de l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), publié dimanche 24 mai. Les trois quarts des victimes sont des membres de l’armée, des miliciens et des agents du régime syrien, abattus durant la progression de l’EI vers la ville ou dans les heures et les jours suivant la déroute finale des forces loyalistes. Mais 67 civils, dont des femmes et des enfants, auraient également été mis à mort, selon l’OSDH, qui précise que certaines victimes ont été décapitées, comme l’EI en a l’habitude.

« L’épuration a commencé », s’exclame Abou Ali Al-Badiya, le pseudonyme d’un opposant originaire de Palmyre, réfugié depuis quelques semaines en Turquie, mais en relation avec ses proches restés sur place. Selon cet homme qui travaille pour le gouvernement en exil mis en place par l’opposition syrienne, une cinquantaine de collaborateurs du régime auraient notamment été tués, vendredi 22 mai, devant l’une des mosquées de la ville, alors que les fidèles sortaient de la prière. « Daech [acronyme arabe de l’EI] a des espions en ville et ses hommes ont récupéré des noms d’habitants travaillant pour Damas dans les bureaux des services de sécurité qu’ils ont investis », affirme cette source.

« Impossible de s’échapper »

Des vidéos postées sur les réseaux sociaux par des partisans de l’EI ont montré des combattants en train de fouiller des bâtiments gouvernementaux. Par les haut-parleurs des minarets, les djihadistes ont appelé la population à livrer les partisans du régime encore présents. Dimanche, Talal Barazi, le gouverneur de la province d’Homs, dont Palmyre fait partie, a lui aussi accusé l’EI de commettre des « massacres », tandis que la télévision publique syrienne parlait de 400 exécutions, « en majorité des femmes et des enfants ». Un chiffre que les observateurs manient avec méfiance, compte tenu du fait que les médias officiels ont délibérément menti, à la chute de Palmyre, en affirmant que l’armée avait évacué les civils, avant de prendre la fuite.

« Le régime n’a secouru que son gang, lâche Abou Ali Al-Badiya. La plupart des habitants sont toujours sur place, terrés dans leur domicile. Ils n’ont pas d’électricité, presque pas d’eau. Il est impossible de s’échapper, car la ville la plus proche, Homs, est à plus de 150 km. Les gens vivent dans la hantise des exécutions de Daech et des bombardements du régime. »

En bordure de la ville, le bagne de sinistre mémoire, où des centaines de dissidents syriens ont péri durant le régime d’Hafez Al-Assad, le père de Bachar, est désormais vide. Des sources concordantes au sein de l’opposition affirment qu’une partie des détenus, à commencer par les prisonniers politiques les plus importants, ont été transférés vers Homs durant la retraite des militaires et que le restant, notamment des prisonniers de droit commun, ont été relâchés par l’EI, après sa conquête de la ville. Selon Abou Ali Al-Badiya, des déserteurs et des insoumis, appréhendés par l’armée et incarcérés à Palmyre, auraient aussi été expédiés sur le front, comme chair à canon, peu avant l’effondrement des lignes loyalistes. « On n’a pas vraiment le cœur à célébrer la chute de la prison, confie le jeune Syrien. On a trop peur que Daech s’en serve pour emprisonner ses adversaires. »

« Bataille pour l’humanité »

Ces développements sont suivis avec attention par les milliers de familles libanaises dont un membre a disparu durant la guerre civile (1975-1990). Prisonnières d’un deuil impossible, beaucoup veulent croire que le fils ou le père dont elles sont sans nouvelles depuis des décennies ne gît pas dans une fosse commune secrète, mais est toujours vivant, quelque part dans une cellule syrienne. Un fol espoir a même couru dans ces milieux, en fin de semaine, après qu’un militant islamiste de Tripoli a déclaré que des Libanais, qui croupissaient à Palmyre depuis trente-cinq ans, étaient en route pour la Turquie. L’affirmation a été démentie peu après par le ministre de l’intérieur libanais, Nohad Machnouk, et par la responsable du Comité des familles de disparus, Wadad Halawani.

L’EI a planté son drapeau noir au sommet de la citadelle mamelouk qui surplombe Palmyre. Selon le chef des antiquités syriennes, Maamoun Abdelkarim, quelques-uns de ses combattants ont même pénétré dans le musée de la ville, dont une grande partie des pièces ont été évacuées vers Damas, dans les jours précédant l’offensive des djihadistes. Mais, pour l’instant,ces derniers ne semblent pas s’être livrés aux démolitions et aux déprédations qui ont pu marquer leur entrée dans d’autres sites antiques, notamment en Irak. Ou du moins, aucune image attestant d’un quelconque saccage n’est apparue sur les réseaux sociaux. En écho aux cris d’alarme de l’Unesco, la mosquée-université d’Al-Azhar, l’une des institutions les plus influentes de l’islam sunnite, a considéré que la sauvegarde du patrimoine de Palmyre devrait constituer une « bataille pour l’humanité tout entière ».

Dimanche, les disciples d’Abou Bakr Al-Baghdadi, le chef de l’EI, ont encore consolidé leur emprise sur la Badiya, l’immense steppe désertique, qui s’étend à l’est d’Homs et se fond dans la province irakienne d’Anbar, à l’ouest de Bagdad. Ils se sont emparés du poste-frontière irakien d’Al-Walid, trois jours après la conquête de son pendant syrien, Al-Tanaf, s’assurant ainsi le contrôle des principales routes reliant les deux pays. Des dix-neuf points de passage existant entre la Syrie et ses quatre voisins (Liban, Jordanie, Irak et Turquie), Damas n’en contrôle plus que cinq, tous le long de la frontière libanaise.