Titre

Human Flow

Réalisateur

Ai, Wei-Wei

Pays

,

Type

film

Année

2017, sortie en salle le 06/02/2018

Date de publication

1 juillet 2018

Human Flow

L’impressionnant documentaire mémoriel de l’artiste chinois Ai Wei-Wei, bien connu pour ses tribulations personnelles et sa liberté d’expression, sur le phénomène des migrations, ce « flot d’humain » – 65 millions de personnes déplacées – qui fait notre Histoire depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, manifeste la force du cinéma mis au service de l’Histoire.

Cela commence par le bleu pur de la mer Méditerranée, mer antique dont les flots bordent notre Europe qui se dit civilisatrice. La dernière image sera celle d’un entassement pourrissant de gilets de sauvetage orange vif.

Entre les deux, la saga des migrants, pays par pays, aux frontières le plus souvent, en Grèce, Irak, Turquie, Liban, Palestine, Kenya, Bangladesh, Afghanistan, Berlin, Paris, Calais, frontière américano-mexicaine, où le réalisateur et ses équipes de tournage se sont rendus, à la rencontre des canots surchargés, des files encombrant les routes et les chemins, des camps de toutes sortes – tentes, cases, algecos, cartons – juxtaposés dans l’ordre ou le désordre, plantés aux carrefours, dans des gares, dans les déserts ; des hommes, des femmes et des enfants de tous pays, aux mêmes gestes, plongés dans le même désarroi, dans la même douleur et la même incompréhension, privés d’intimité, fragiles, accrochés souvent à leurs téléphones portables, secourus ou abandonnés.

Parfois au milieu de cette masse humaine, de ces fourmilières, surgissent de brèves histoires, avec des sourires – un échange que fait Ai Wei-Wei de son passeport avec un jeune Syrien, ou le dialogue avec une brochette de jeunes filles gazaoui au bord de la mer, qui, tout en réclamant de pouvoir sortir un peu de leur prison, offrent leurs sourires –  ou bien avec des pleurs retenus – cette femme qui tourne le dos à la caméra et termine son témoignage en vomissant, soutenue délicatement par le réalisateur et son équipe, ou cet homme , encouragé au témoignage par un geste furtif qui, au-dessus des tombes de ses morts, présente comme il le ferait d’un jeu de cartes les papiers de sa famille, en nommant chaque nom… Car il est de la dignité de l’homme, dont l’Europe a voulu rédiger solennellement les droits, non seulement d’être nourri, lavé et habillé, mais d’être respecté, et honorer la dignité de chacun, c’est parfois tout simplement l’appeler par son nom. C’est bien ce que fait ce documentaire qui, dans le générique de fin, nomme TOUTES les personnes rencontrées, une liste impressionnante, bouleversante.

En douceur, avec discrétion, l’œil du réalisateur se glisse sur les pieds qui pataugent dans la boue, sur la chaîne humaine traversant un cours d’eau violent, le long des colonnes en marche, à la rencontre d’un jeune témoin au bras droit coupé, à l’entrée d’une tente, dans la nuit éclairée par les étincelles des couvertures de survie, sur le surgissement inépuisable de gens hors d’un canot. Puis, grâce aux drones pacifiques, quelques longs plans en plongée surprenants. Ce qui semble un tableau d’art contemporain devient peu à peu l’arrivée par les airs dans un camp irakien, ou ce fil vert énigmatique qui partage des eaux troubles, c’est celui que tire un enfant pour se déplacer avec sa mère.

Ces images, qui ne lassent pas, sont accompagnées par différentes voix permettant de les décrypter, de leur donner sens. Les noms des pays, les chiffres précisant la situation migratoire de chacun, scandent le film, s’incrustant de façon très lisible sur les images. Défilent aussi de brèves déclarations des grands journaux européens ou américains sur la situation, « L’Europe est morte, vive l’Europe ? ». Enfin entrent dans ce concert les voix des grands poètes qui par de courts poèmes, rendent visibles les cris des invisibles : Nazim Hikmet («  Je veux le droit du léopard à la source, de la graine qui éclot, le droit du premier homme ») Adonis, Mahmoud Darwich … On entend aussi, avec les témoignages de certains migrants, les voix de témoins des grandes ONG, celle de la belle princesse de Jordanie, du ministre grec de l’immigration et ce cosmonaute syrien qui suggère d’envoyer dans l’espace tous les malveillants de notre Terre.

Aucune leçon, un constat sérieux – qui a mis en œuvre une énorme équipe – et simplement exprimé, une énergie créatrice appelant à la lucidité sur la signification pour aujourd’hui et pour demain du grand phénomène migratoire que nous vivons. Car « Tel est le secret de notre tragédie, nos cris sont plus forts que nos voix, nos sabres sont plus grands que nous ». Que peut alors le cinéma face à ce constat ? Que peut l’artiste, qui a lui-même connu la condition du bannissement ? Rien, si ce n’est placer sa voix et viser nos cœurs !

Pascale Cougard