« En Tunisie, les conflits sociaux sont appelés à s’amplifier »

Docteur en économie, Abdeljelil Bedoui, âgé de 69 ans, a longtemps été conseiller auprès de la direction de la très influente Union générale tunisienne du travail (UGTT). Proche des milieux altermondialistes, il a été l’un des membres fondateurs de la Fédération tunisienne des droits économiques et sociaux (FTDES), l’une des organisations les plus dynamiques de la société civile en Tunisie.

Dans un entretien au Monde Afrique, Abedeljelil Bedoui analyse les principaux défis qui attendent le nouveau gouvernement de Youssef Chahed, investi cet été à un moment crucial où une Tunisie de plus en plus endettée est sommée par ses bailleurs de fonds – notamment le Fonds monétaire international (FMI) – de réformer en profondeur son administration. Selon lui, Youssef Chahed ne dispose que d’une marge de manœuvre très limitée, la Tunisie étant handicapée par les effets d’une « culture du partage du butin » qui a dominé ces dernières années.

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Comment jugez-vous les premiers pas du premier ministre Youssef Chahed ?

Abdeljelil Bedoui Youssef Chahed doit être bien malheureux. Il n’a pas beaucoup de marge de manœuvre. Car le gouvernement précédent de Habib Essid avait déjà pris des engagements de rigueur budgétaire auprès du FMI en contrepartie des crédits alloués au pays. Le premier ministre doit composer avec un héritage très lourd. La Tunisie a vécu ces dernières années dans une culture du partage du butin. On l’a vu avec des recrutements massifs dans la fonction publique sous le gouvernement de la troïka (fin 2011-début 2014) dominé par les islamistes d’Ennahda. On le voit aussi avec les budgets alloués aux différentes institutions, comme la présidence de la République qui bénéficie de fonds sans rapport avec la réalité des pouvoirs présidentiels. Il n’y a pas de rationalité dans l’affectation des ressources en Tunisie.

L’une de ses priorités affichées est la lutte contre l’économie parallèle, qui représente environ 40 % du PIB national…

Sous le régime de Ben Ali, le secteur informel, notamment la contrebande aux frontières, existait. Mais il était domestiqué et instrumentalisé par l’Etat pour soulager les pressions sur le marché du travail. Et il le régulait ensuite pour protéger des intérêts établis susceptibles d’être menacés par ces flux illicites. La contrebande jouait aussi le rôle d’« indic » aux frontières. Bref, l’Etat parvenait à maintenir son contrôle. Maintenant, c’est l’inverse. L’Etat ne peut plus réguler et instrumentaliser par le secteur informel. Là est l’immense défi que doit affronter M. Chahed.

Le défi ne vient pas que du secteur informel…

Le gouvernement est entre le marteau et l’enclume. D’un côté, le secteur informel qui cherche à affaiblir l’Etat, car il ne peut prospérer qu’à cette condition. De l’autre, le secteur formel qui cherche à lui arracher le maximum de privilèges au nom d’une situation économique difficile. Il suffit de voir la résistance des fédérations professionnelles de l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica, patronat tunisien) à l’application de l’accord relatif aux augmentations des salaires du secteur privé, pourtant signé par l’Utica elle-même. Et son opposition à l’instauration d’une taxe de 10 % sur les entreprises exportatrices.

Le gouvernement a tout de même une direction. Le plan quinquennal 2016-2020 suggère une série de projets d’infrastructures…

Il y a beaucoup d’annonces à propos d’une nouvelle stratégie économique, de multiples réformes, de certains grands projets… Mais tout ce discours n’arrive pas à se traduire en actions. Il y a à cela plusieurs raisons. Premièrement, les choix annoncés par le gouvernement s’inscrivent toujours dans la logique du même modèle de développement, lequel a montré ses limites de façon éclatante. La preuve, cette révolution de 2010-2011. A travers ses slogans, celle-ci a posé le problème de l’emploi, des inégalités régionales et sociales, de la mauvaise gouvernance, de la corruption, des travers qui caractérisaient ce modèle de développement.

En deuxième lieu, tous les gouvernements qui se sont succédé depuis 2011 se sont contentés de gérer une situation exceptionnelle, propre à ce type de transition, avec des moyens ordinaires. Résultat : les projets d’investissements publics n’arrivent pas à dépasser un taux de réalisation de 40 %. On parle de 10 milliards de dinars (environ 4 milliards d’euros) de ressources allouées par les différentes lois de finances depuis 2011 qui seraient non dépensés.

Beaucoup de Tunisiens se plaignent de l’état de leur administration. La situation est-elle à ce point grave ?

C’est justement la troisième raison qui explique que les annonces officielles ne se concrétisent pas. Quelle que soit la nature des choix et des programmes, l’instrument d’exécution, c’est-à-dire les institutions publiques, connaît une baisse inquiétante de son efficacité. On le voit avec la dégradation des services publics les plus élémentaires.

Enfin, quatrième raison, le mariage entre la politique et l’argent. Ce dernier, qui vient aggraver les effets du mariage entre la politique et la religion, participe à la perversion dramatique du fonctionnement économique. J’ajoute un dernier élément : la faiblesse et l’immaturité de la classe politique, les comportements individualistes et partisans, le manque de solidarité qui compliquent encore la situation.

Dans ces conditions, faut-il s’attendre à une dégradation du climatsocial ?

Cette dégradation est très probable. Déjà le paysage est dominé par de nombreux conflits sociaux, dont certains se distinguent par leur longue durée, comme ceux du bassin minier de Gafsa ou de l’entreprise Petrofac sur l’île de Kerkennah. Ces conflits sont appelés à s’amplifier avec la politique d’austérité annoncée par la loi de finance de 2017. Il faut remarquer que nombre de ces mobilisations sont pour l’essentiel l’œuvre de gens non organisés, non syndiqués, ce qui complique les mécanismes de gestion des conflits par le dialogue social. Ces conflits tendent donc à devenir plus imprévisibles, plus violents, plus coûteux. Car il n’y a pas de véritable partenaire en face avec qui discuter.

Cela pose la question du rôle de l’UGTT, le principal syndicat des salariés. Il va tenir un congrès important en janvier 2017 qui devrait être marqué par un renouvellement profond de ses instances dirigeantes. Comment l’UGTT aborde cette nouvelle séquence historique, six ans après la révolution de 2011 qu’elle a activement accompagnée ?

L’UGTT va se trouver face à des mutations profondes. Trois facteurs jouent. Le premier, c’est l’apparition d’une concurrence syndicale avec l’émergence d’organisations rivales, telles la Confédération générale des travailleurs tunisiens (CGTT) et l’Union tunisienne du travail (UTT). Ce pluralisme syndical peut être utilisé par les travailleurs pour peser sur la direction du syndicat. On voit des syndiqués quitter l’organisation, rejoindre ces rivales, pour revenir éventuellement au bercail. Cette possibilité peut nourrir une surenchère. Le second facteur, c’est la démocratisation interne. Depuis la révolution, le syndicat est moins verrouillé, il y a un vrai souci chez les syndicalistes de démocratiser le fonctionnement interne. Mais cela génère de nouveaux problèmes. Avant, la centralisation du pouvoir permettait d’unifier les positions, d’instaurer une certaine discipline militante. Maintenant, la démocratie interne s’ajoutant aux effets du pluralisme syndical rend possible une certaine autonomisation des fédérations. On voit certaines d’entre elles prendre de l’ampleur au point de discréditer le pouvoir central. Et du coup, certains accords nationaux peuvent être contestés.

Et qu’advient-il du rôle politique de l’UGTT ?

C’est le troisième facteur : l’avenir de la dimension politique et nationale du syndicat qui a toujours complété sa dimension proprement sociale. Depuis sa naissance, l’UGTT a joué sur ces deux registres. Sous Bourguiba comme sous Ben Ali, cette dimension nationale était telle que tous les pouvoirs voulaient s’allier à elle afin de l’instrumentaliser, de la dominer, de se donner une légitimité populaire en l’absence de légitimité démocratique. Et l’opposition politique jouait aussi sur cette UGTT devenue un espace refuge et militant afin de promouvoir ses revendications démocratiques. Chacun cherchait à utiliser l’UGTT, mais personne ne contestait son rôle national. Depuis la révolution, l’émergence des partis politiques et de la société civile met sous pression ce rôle politique. Les partis politiques tendent à voir en l’UGTT un concurrent. Ils cherchent donc à la ramener à son seul statut de partenaire social. Tels sont les nouveaux défis qui se posent à l’UGTT et, par conséquent, à la stabilité sociale dans cette Tunisie en transition.

 

Entretien réalisé par Frédéric Bobin