En Irak, le système politique communautariste est en train de « se déliter »

Les partisans de Moqtada Sadr portant un membre de l’armée irakienne à Bagdad pour prouver leur bonne entente avec les forces de l’ordre, peu avant la levée de leur sit-in. Ahmad el-Rubaye/AFP
En réponse à l’ultimatum lancé par le Parlement et à la pression des manifestants menés par l’influent imam chiite Moqtada Sadr, le Premier ministre irakien, Haïdar el-Abadi, a remanié hier son gouvernement. Souhaitant réformer le système politique irakien depuis son arrivée au pouvoir en septembre 2014, le Premier ministre s’était jusque-là heurté à la résistance de la classe politique, notamment celle de son propre parti, Daawa. Le jeu trouble de l’ancien Premier ministre Nouri al-Maliki – qui a essayé de paralyser l’action de son successeur – ainsi que la montée en puissance des milices chiites parrainées par Téhéran dans le cadre de la lutte contre l’État islamique (EI) ont largement réduit le pouvoir réel de M. Abadi. Il a toutefois pu compter sur le soutien de l’ayatollah Sistani et sur celui – plus intéressé – de Moqtada Sadr. Ce dernier, qui avait annoncé à plusieurs reprises son retrait de la vie politique, avait demandé il y a deux semaines à ses partisans d’entamer un sit-in devant la « zone verte », le quartier administratif de Bagdad, pour réclamer la formation d’un gouvernement d’experts indépendants. Ses demandes ont eu hier un écho favorable puisque après l’annonce du remaniement, il a salué le « courage » du Premier ministre, et a mis fin au sit-in.
Pour L’Orient-Le Jour, Pierre-Jean Luizard, chercheur au CNRS et historien spécialiste du Moyen-Orient, décrypte l’enjeu de ces événements et le calcul politique de Moqtada Sadr.
Moqtada Sadr est-il sincère dans son soutien aux manifestations contre le gouvernement ?

Lorsqu’on est en Irak, on sent immédiatement que, au-delà de leurs multiples divisions, les Irakiens sont unis par un sentiment : leur haine envers la classe politique en place, communautariste, corrompue et népotiste, qu’elle soit chiite, kurde ou même sunnite. C’est ce rejet que Moqtada Sadr tente d’anticiper, car ceux qui sont rendus responsables du confessionnalisme, notamment, devront rendre des comptes. La marjaaiya (instance de référence) chiite, avec (l’ayatollah Ali) Sistani à sa tête, a une lourde responsabilité dans l’institutionnalisation du système politique confessionnel qui fait faillite sous nos yeux. C’est la raison pour laquelle Moqtada Sadr tente désespérément de se démarquer de l’establishment chiite, même si son courant au Parlement est, à l’instar des autres partis chiites, vent debout contre les réformes réclamées par les manifestants. Les manifestants ont clairement lié la corruption, la ruine des services publics et l’indigence des responsables politiques au confessionnalisme.

Quelles relations entretient-il avec le Premier ministre Haïdar el-Abadi ?

Les relations de Moqtada Sadr avec Haïdar el-Abadi ne sont pas meilleures qu’avec son prédécesseur Nouri al-Maliki, même si Moqtada Sadr clame haut et fort agir en soutien aux trains de réformes que le Premier ministre irakien a promis. Moqtada Sadr sait très bien que Haïdar el-Abadi est condamné à l’immobilisme car son pouvoir dépend d’élus au Parlement qui ne sont pas prêts à sacrifier leurs privilèges. Les manifestants se veulent réformistes : ils disent ne pas chercher à renverser le gouvernement. En reprenant à son compte leur posture, Moqtada Sadr se positionne comme leur porte-parole sans risquer un affrontement avec la marjaaiya. L’effondrement de l’État irakien a pris une telle ampleur qu’il préfère ne pas jouer avec le feu.

La mise en place d’un gouvernement de technocrates est-elle actuellement possible en Irak, alors que les milices chiites pro-iraniennes prennent de plus en plus de poids ?

Ce à quoi nous assistons à Bagdad, c’est la démonstration que les institutions en place ne sont pas réformables. Le système politique communautariste mis en place par les Américains en 2003 est en train de se déliter et ce n’est pas la faute à Daech (acronyme arabe du groupe État islamique). Il se délite tout simplement car il interdit toute citoyenneté partagée et tout espace public où la société civile pourrait établir une relation verticale avec un État capable de l’entendre et de la prendre en compte. Il y a une assurance : l’émergence des sociétés civiles est un fait irréversible. Les milices chiites pro-iraniennes ne pourront pas éternellement prendre la communauté chiite irakienne en otage sous le prétexte de la protéger contre Daech.