Editorial – La victoire que nous n’offrirons jamais aux terroristes

Éditorial

La victoire que nous n’offrirons jamais aux terroristes

Jean-Pierre Denis, directeur de la rédaction

Trois fois la France a été frappée, sans compter l’affaire Merah, sans compter les « détraqués », les « loups solitaires », les « déséquilibrés ». Sans compter les attentats déjoués. Sans compter ce qui se passe au-delà de nos frontières : Orlando, Bruxelles, Bagdad, Tunis, Istanbul, Dacca… Qui pense encore qu’il suffit de scander « Je suis Charlie » et d’illuminer la Tour Eiffel ? Qui osera psalmodier « Plus jamais ça » ? On éprouve le pressant besoin de se taire et de pleurer, de serrer dans ses bras, de se recueillir. Si ce n’était pas le cas avant, maintenant on a compris. On sait qu’il faut vivre avec, et pour un certain temps.

Mais évidemment, la question revient : que faire ? D’abord, espérer. Même s’il faut rester prudent sur le profil et les motivations exactes du tueur, que l’on cerne mal à l’heure où j’écris, à l’évidence la multinationale djihadiste est entrée dans l’ère des « franchises du mal ». Il est très difficile de déceler ces petits entrepreneurs de l’abjection qui soudain se mettent à leur compte, parfois seuls, mais plus souvent avec le soutien de leur entourage, parents, amis, comparses de banditisme ou de trafic de stupéfiants. On peine à démanteler les filières criminelles qui les soutiennent, à repérer les réseaux familiaux, les complicités masquées. Et plus encore tout ce halo de fanatisme qui entoure trop de mosquées et exerce son emprise sur trop de jeunes dans trop de quartiers – toutes sortes de phénomènes devant lesquels on a trop reculé. En outre, admettons-le franchement : on n’évitera probablement pas d’autres voitures piégés, d’autres camions fous, d’autres Nice. Cependant, qu’il porte ou non la marque du soi disant État islamique, le djihadisme sera défait comme l’on été tous les totalitarismes. En Irak, en Syrie, Daech perd du terrain. À terme, répétons-le du fond même de la tristesse où le massacre de Nice nous plonge, les reculs du pseudo-califat restent porteurs de meilleur : moins d’argent, moins d’attractivité, une « invincibilité » démythifiée, Daech n’est déjà plus cette force inéluctable que sa propagande essayait de vanter il n’y a pas si longtemps. La multiplication des actes aveugles et des pays-cible nous impressionne. Et pourtant, oui, le djihadisme sera défait. D’ici une décennie ? Peut-être. Personne ne sait. Il faudra du temps et des larmes, mais cela viendra.

Les islamistes veulent établir leur emprise sur nos vies, notre quotidien, nos pensées

En attendant, évidemment, le renforcement du dispositif sécuritaire paraît inéluctable.Les années Sarkozy ont été néfastes : moins de policiers, une disparition des renseignements généraux mal inspirée. Les années Hollande, n’en parlons pas. Malgré les loupés, il y a des succès, parfois invisibles : attentats prévenus, criminels neutralisés. Et aucun pays ne peut se dire épargné. Pourtant, les apparitions présidentielles se suivent et se ressemblent, beaucoup de propos ronflent. Le président opte pour l’état d’urgence glissant, reconduit d’événement en attentat et d’attentat en événement. Il commence a sembler démuni, gris, perdu. Certains réclament une sorte d’état d’urgence permanent. À moins d’un an de la présidentielle, la surenchère tentera beaucoup de candidats. Une certaine « trumpisation » du débat aux dépends de l’État de droit et au profit du « tous contre tous » ou du « je tape plus fort » est à craindre. Si le gouvernement n’a plus d’autorité, comme c’est le cas aujourd’hui, à quoi bon l’état d’urgence ? Mais s’il en avait, comment empêcher la dérive ? Quant aux mesures sécuritaires visibles, elles ne sont pas forcément toujours déterminantes. Faire ouvrir les sacs à l’entrée des magasins ne dissuadera pas cette génération de têtes brûlées. Mettre des portiques sur les Thalys, comme on l’a fait, n’a pas empêché Nice. Qui pouvait le croire, d’ailleurs ?

Plus sérieux, un rapport parlementaire pointait récemment les failles d’un système de renseignement. Les conclusions de ce rapport n’ont pas vraiment été contestées, mais bizarrement elles ont été écartées. Les « services » doivent être restructurés, unifiés et enrichis, comme l’ont fait les Américains après le 11-Septembre. Tout aussi préoccupante est la situation des forces de l’ordre. Elles vivent sous pression constante. Leurs effectifs s’avèrent insuffisants pour passer de la gestion de crise à la crise à répétition, puis à la crise récurrente. Les effectifs de la police, de l’armée et de la gendarmerie devront être accrus, de même que ceux de la justice. Mais où prendra-t-on l’argent ? N’esquivons pas ce débat politique.

Enfin, on le répète ici avec le (faible) espoir d’être entendu, la réponse est aussi psychologique et dépend de chacun. Les islamistes veulent nous tenir à leur merci, établir leur emprise sur nos vies, notre quotidien, nos pensées. Ils essaient de prouver leur capacité à frapper n’importe qui, n’importe quand, n’importe où. Pour l’instant, ils semblent y parvenir. Mais quoi qu’il arrive, et comme après Charlie, et à chaque fois qu’ils tueront, il faut y veiller : cette victoire sur nos valeurs et sur notre existence concrète, nous ne voulons pas la leur offrir. Je l’ai écrit après Charlie, je l’écris encore : ne cédons rien. Ni terrain, ni idées. Ne basculons pas dans l’hystérie. Forces de l’ordre, force du droit, force des valeurs qui maintiennent le commun. Unies, elles déferont l’islamisme dans les faits parce que nous aurons résisté dans nos têtes.