Alep : ceci n’est pas un massacre…

Alep : ceci n’est pas un massacre…

Anthony SAMRANI | OLJ
05/12/2016

On ne pourra pas dire qu’on ne savait pas. On ne pourra pas dire que c’était « trop compliqué » et qu’on ne pouvait rien y faire. Aucune personne de bonne volonté et suivant l’actualité internationale ne peut aujourd’hui ignorer ce qui se passe à Alep-Est. L’horreur est retransmise en direct non plus seulement par les médias, mais par les Alépins eux-mêmes qui communiquent via les réseaux sociaux et prennent des photos et des vidéos de leur(s) « réalité(s) ». Des images face auxquelles il est difficile de ne pas fermer les yeux.

Pour ne pas voir qu’au XXIe siècle on peut encore tuer son propre peuple en toute impunité. Pour ne pas voir que derrière des arguments géopolitiques et des appellations politiques, il y a des personnes humaines, des familles, des enfants qui sont tués par des pluies de bombes ou par des rafales de balles, qui meurent à cause du manque de nourriture ou de soins. Pour ne pas voir que tout cela se passe à seulement quelques kilomètres de chez nous.

Pour toutes ces raisons, le récit syro-russo-iranien a fini par s’imposer. Il a tellement imprégné les esprits, au Moyen-Orient comme en Occident, qu’il est aujourd’hui quasiment impossible d’évoquer le sort des civils à Alep sans être accusé de défendre les « terroristes ». La mobilisation de milliers de miliciens libanais, irakiens, pakistanais, afghans, encadrés par les pasdarans, qui constitue actuellement le gros de l’infanterie loyaliste, n’aura eu aucun impact sur la perception du conflit. Que des mercenaires recrutés au nom de la défense des chiites soit à l’avant-garde de la « lutte antiterroriste » menée par le régime et ses alliés n’a pas suffi à semer le doute quant aux intentions du camp loyaliste et à la réalité de ce conflit. Que le régime et ses alliés aient commis à Alep beaucoup plus de crimes de guerre qu’Israël n’en a commis à Gaza n’a pas suffi à mobiliser la rue arabe ni à émouvoir l’opinion publique occidentale.

Parmi les quelques milliers de combattants à Alep-Est, il y a une minorité de jihadistes appartenant au Fateh el-Cham (ex-Front al-Nosra) qui a su gagner une certaine légitimité à mesure que la répression s’est accentuée contre la population. 900 selon l’envoyé spécial de l’Onu Staffan de Mistura, quelques centaines selon les activistes sur place. Le reste des rangs de la rébellion est fourni par des groupes salafistes, islamistes ou appartenant à l’Armée syrienne libre (ASL). Que certains de ces combattants soient considérés comme une menace pour plusieurs grandes puissances régionales et internationales est tout à fait compréhensible. Mais que cette menace ait été largement exagérée par le régime syrien et ses parrains russes et iraniens pour justifier une opération de destruction totale contre toute forme d’opposition modérée ne doit jamais être oublié. Tout comme le fait que les premières victimes de cette soi-disant opération antiterroriste ont été les 250 000 civils survivant autant que faire se peut dans les quartiers orientaux. Ils sont désormais obligés de fuir leurs maisons pour ne pas mourir, sans pour autant connaître le sort qui leur sera réservé une fois passés de « l’autre côté ».

Damas, Moscou et Téhéran ont tout fait pour pousser les Alépins de l’est à bout. En imposant un siège sur les quartiers rebelles, puis en détruisant toutes les infrastructures de la ville, hôpitaux, écoles, refuges. En bombardant ensuite massivement chaque quartier, puis en lançant une opération terrestre après avoir maté les tentatives de contre-offensive. En agissant, en somme, avec une barbarie si méthodique qu’elle en devient quelque part complètement déshumanisée.

Les arguments moraux ne sont plus audibles. Soit. Alors évoquons les questions stratégiques, notamment ce qui concerne la sécurité de la région et la lutte contre le terrorisme. Était-il nécessaire de raser une partie d’une ville multimillénaire, de faire subir le pire à des centaines de milliers d’habitants pour pouvoir lutter contre quelques centaines de terroristes ? S’étonnera-t-on si après le déferlement d’une telle violence, qui ne respecte aucun principe du droit de la guerre, la Syrie reste pour longtemps le plus grand foyer de jihadistes au monde ?

La communauté internationale a failli à Alep. Le règlement de la question syrienne, dans son ensemble, est d’une grande complexité, mais il y avait une urgence à protéger les civils, dans les deux camps, dans la deuxième ville de Syrie. Les pays occidentaux, États-Unis en tête, auraient pu se mobiliser davantage pour exiger un cessez-le feu et prendre les mesures nécessaires pour obliger les belligérants à le respecter. La crédibilité et la perpétuation des règles du droit international étaient en jeu.

La deuxième ville syrienne va finir par tomber. Le régime syrien a déjà récupéré 60 % de la zone contrôlée par les forces rebelles et on ne voit pas ce qui pourrait l’empêcher de terminer le travail. Tous les voyants sont au vert et le temps joue désormais en sa faveur. La victoire de Donald Trump aux États-Unis, celle de François Fillon à la primaire de la droite et du centre en France sont autant de succès, a priori, enregistrés sur la scène diplomatique. Et le président syrien aura bientôt pour seule opposition, si l’on excepte les Kurdes, des groupes jihadistes avec qui il est impossible de négocier. En l’absence d’alternative crédible, il se pressera alors à la table des négociations pour imposer, de facto, sa réhabilitation. La victoire ne sera pas pour autant totale. La reconquête des territoires et l’isolement des forces rebelles ressemblent en effet à un mirage cachant une toute autre réalité : c’est le chaos actuel qui permet à Bachar el-Assad, plus dépendant que jamais des Russes et des Iraniens, de rester accroché à une illusion de pouvoir. Et tant que le président syrien sera là, le chaos ne cessera pas.