Alep après l’enfer – La Vie

Alep après l’enfer

 

Après la prise d’Alep Est par le régime syrien, la population de la ville tente de revivre. Récit.

Alep Ouest. Jeudi 15 décembre. Après une nouvelle nuit d’enfer, où les explosions et les sirènes des ambulances se sont succédées sous les stridences de l’aviation russe, les canons se sont soudainement tus. Le cessez-le-feu, qui avait volé en éclat la veille, est entré en vigueur entre les rebelles islamiques, principalement les hommes de Jabal-Al-Nosra alliés aux insurgés de l’Armée Syrienne Libre, et les forces armées du régime syrien, appuyées par la Russie et soutenues au sol par les milices chiites. Quelques heures plus tôt, les deux parties s’étaient accordées pour évacuer les habitants, civils et combattants, de la zone Est d’Alep vers des territoires contrôlés par la rébellion située en dehors de la métropole.

J’avais oublié ce qu’était le silence.

Depuis le début de l’insurrection, c’est la première fois que la ville est aussi calme. « J’avais oublié ce qu’était le silence », confie Mourad, un boutiquier de Ban-El-Faraj, un quartier situé sur la ligne de front. La population d’Alep, victime des combats féroces entre les différentes factions scindées en deux par une ceinture de barrages et de barricades, semble enfin entrevoir le bout de l’enfer.

Dans la partie Ouest, les habitants sont soulagés. Mais si certains laissent éclater leur joie, la plupart restent prudents : « On sait que les combats peuvent reprendre n’importe quand. Et la guerre en Syrie est loin d’être finie. » À mesure que les bombardements redoublaient d’intensité et que l’étau se resserrait autour des quartiers est d’Alep, des milliers de personnes fuyaient vers l’Ouest, racontant au passage les privations et les menaces que faisaient peser sur eux les insurgés et la crainte des représailles.

Toute ma maison est partie en fumée.

Les armes s’étant tues, Alep Est s’est lentement remplie d’habitants venus constater l’état de leur maison et chercher parmi les ruines les bribes d’une vie antérieure. « Toute ma maison est partie en fumée », pleure une femme, expliquant que sa famille habitait dans ces murs depuis plusieurs générations. Prêtre d’origine syrienne, le père Ziad Hilal s’est aventuré jusqu’au centre Saint-Vartan qui était occupé par les insurgés depuis décembre 2011. « C’est un foyer dans lequel nous avions l’habitude d’accueillir des réfugiés irakiens. Cela fait 5 ans que je n’y ai pas mis les pieds », explique-t-il. Du centre, il ne reste qu’un squelette d’immeuble balafré, à l’image du reste d’Alep occupé par les insurgés. Dans sa chapelle perforée de trou d’obus, un crucifix démembré est resté suspendu. « Il faut le laisser où il est. C’est le Christ qui souffre avec nous. »

La cessation des affrontements est loin d’avoir mis un terme à la crise humanitaire. Aux privations dues à la guerre et à la dévaluation de la livre syrienne qui a fait grimper en flèche le coût de la vie, la rudesse du froid hivernal rend les conditions de vie extrêmement précaires. « Il n’y a pas d’électricité dans la ville, l’accès à l’eau est limité et nous avons à peine de quoi faire chauffer une pièce de la maison », décrit une Aleppine qui attend son tour pour recevoir un panier alimentaire devant une église. « Sans l’aide d’urgence assurée par quelques organisations locales ou étrangères comme l’AED ou l’Œuvre d’Orient, la situation aurait été nettement plus catastrophique », commente Mgr Jeanbart, l’archevêque catholique grec-melkite de la ville.

Chaque Aleppin a perdu un voisin, un parent ou un proche.

Chez les civils, la question de savoir si Alep a été « libéré » ou est « tombée » semble bien loin. « Pendant cinq ans les médias occidentaux ne se sont préoccupés que de la zone Est mais pas de la souffrance des civils du côté Ouest. Vous nous avez oubliés. Nous ne cautionnons pas le régime de Bachar Al-Assad : nous voulons la paix. Quand je laissais mes enfants à l’école, je ne savais pas si j’allais les retrouver vivants à la sortie du cours », s’emporte une femme. « Pendant cinq ans, nous avons vécu dans la mort. Chaque Aleppin a perdu un voisin, un parent ou un proche. Malgré cela, tout le monde a continué à vivre. Les Aleppins ont fait preuve d’un courage extraordinaire, nous sommes des héros. » Aujourd’hui tous aspirent à un retour à la sécurité et à la stabilité. Selon les statistiques, ils sont entre 15.000 et 17.000 civils à avoir perdus la vie à Alep depuis 2011 à cause de la guerre.

Dans les quartiers populaires de la ville, la vie reprend timidement son cours, les arbres de Noël et les guirlandes fleurissent dans les rues. « C’est la première fois en cinq ans », explique un jeune scout mobilisé pour l’installation d’un sapin. « Nous allons célébrer Noël au milieu des ruines, c’est un signe important pour les chrétiens d’Alep », explique l’évêque maronite Mgr Tobji, dont la cathédrale a été lourdement endommagée par le conflit. La communauté chrétienne, qui comptait 120.000 fidèles, a été divisée par cinq depuis le début de l’insurrection.

Ce pays n’est plus à nous.

L’ouverture à la circulation d’Alep Est n’a pas mis fin aux check-points tenus par les différents groupes armés qui ont participé à la libération de la ville. Tandis que le centre-ville reste principalement aux mains de l’armée syrienne, la zone de l’aéroport est tenue par le Hezbollah, et le drapeau jaune des milices kurdes de Syrie (YPG) flotte dans le quartier industriel de Jandoul. Les voies sont parfois bloquées aux voitures pour laisser passer les convois militaires russes. « Ce pays n’est plus à nous… », laisse échapper un chauffeur de taxi.

En attendant d’être fixé sur leur avenir, les habitants redécouvrent leur vieille ville martyrisée, bijou autrefois classé au patrimoine mondial de l’UNESCO. Devant une mosquée des Omeyades criblée d’impacts à l’entrée du célèbre souk réduit à néant, un char d’assaut trône les chenilles en l’air, relique improbable d’une guerre absurde. Des badauds prennent des selfies devant ce paysage d’apocalypse.